Une diaspora haïtienne albertaine impuissante et meurtrie

Face à l’escalade de la violence et à l’instabilité politique qui sévit depuis plusieurs semaines en Haïti, sa diaspora albertaine retient son souffle. Inquiétude, peur, colère, culpabilité, les émotions, à vif, s'accumulent comme un fardeau. S’ils sont encore plusieurs à espérer une accalmie avec la mise en place récente du conseil de transition présidentiel, de nombreux membres de la communauté continuent de se sentir impuissants loin des leurs.
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Gabrielle Audet-Michaud

IJL-RÉSEAU.PRESSE-LE FRANCO

«Presque tous les Haïtiens ont cette boule au ventre le matin quand ils se réveillent et le soir quand ils s’endorment. On vit l’émotion à l’extérieur d’Haïti comme si on était encore au pays», décrit Jameskley Jean-Baptiste d’une voix empreinte de sagesse. Depuis son arrivée à Edmonton en juillet 2023, ce dernier a tissé des liens étroits avec d’autres membres de sa communauté. Ensemble, ils se réunissent fréquemment depuis quelques semaines pour prendre des nouvelles de leurs familles respectives. Un moyen de s’épauler dans ces moments difficiles.

«Ce qu’il faut comprendre, c’est que chaque fois qu’il se passe quelque chose au pays, cela a des répercussions directes ici, chez nous, en Alberta», précise le nouvel arrivant. Puisque la diaspora haïtienne est relativement récente dans la province, explique-t-il, ils sont plusieurs à avoir encore des attaches fortes sur l’île d'Hispaniola et à craindre pour la sécurité de leurs proches qui y résident. Les parents et la sœur cadette de Jameskley habitent notamment la capitale de Port-au-Prince, là où la violence des gangs est la plus répandue.

«Moi, je me renseigne tous les jours. Si ma famille ne décroche pas [le téléphone], je pense toujours au pire et ça peut causer une situation de panique», laisse-t-il tomber.

Ces sentiments de tourmente et d’anxiété semblent généralisés parmi les membres de la diaspora haïtienne de l’Alberta. Natacha Jean-Jacques, qui réside à Calgary, se dit, elle aussi, «très inquiète» pour la sécurité des membres de sa famille qui habitent la capitale du pays. Son cousin Davidson Dorce, qu’elle considère comme son fils adoptif, lui envoie des nouvelles tous les jours. Mais l’angoisse demeure présente sachant que «toute visite à l’épicerie pourrait être la dernière». «Je suis la situation de très près. Ce n’est pas facile. La violence a atteint un niveau inimaginable et les jeunes hommes sont très à risque», décrit-elle, la voix étranglée par l’émotion.

Ce qui rend la situation encore plus difficile à vivre, confie Natacha, c'est le «sentiment d’impuissance» auquel est confrontée la diaspora. D’après elle, plusieurs membres de la communauté préféreraient être sur place pour avoir un meilleur contrôle sur la situation. «Le simple fait qu’on soit loin, ça fait en sorte qu’on se culpabilise de ne pas être là pour aider», résume-t-elle. Un sentiment qui lui est malheureusement familier et rappelle celui ressenti en 2010 à la suite du séisme qui avait ravagé le pays.

Vivre en enfer

Davidson Dorce, lui, aimerait bien fuir Port-au-Prince pour se réfugier sous des cieux plus sécuritaires. Terrorisé par la violence en cours, il a confié à la rédaction, par échange de messages WhatsApp, un jour où les communications fonctionnaient, avoir du mal à envisager un avenir dans son pays, surtout depuis que ses activités quotidiennes ont été paralysées par les gangs. «Parfois, je me sens découragé tellement la vie est difficile. J’ai tellement peur dans ce pays, [...] j’ai peur de sortir dans la rue. [...] Il n’y a pas d’avenir pour les jeunes. J’ai 28 ans et je n’ai pas encore eu la possibilité de me réaliser dans ma vie personnelle», déplore-t-il.

Bien qu’il désire rejoindre en Alberta celle qui l’a pris sous sa charge depuis le décès de ses parents et continue de «joue[r] un important rôle dans [sa] vie», le parrainage est impossible. Le jeune homme ne remplit pas les critères d’admissibilité en raison du caractère «trop distant» de son lien familial avec sa cousine.

Cette réalité, couplée aux «râtés» du Programme humanitaire familial mis en place par le gouvernement fédéral afin d’offrir un corridor d’immigration aux Haïtiens, offre peu d’optimisme à Natacha Jean-Jacques quant à la suite. «S’il ne peut pas venir ici, je prie au moins pour qu’il y ait un répit dans la violence. C’est rendu juste trop intense», ajoute-t-elle.

«Aujourd’hui, trois jeunes ont été tués par des individus armés [parce qu’ils voulaient] se déplacer ailleurs dans la ville. [Il y a] des morts partout dans la ville. Haïti est livrée à elle-même et des milliers de personnes [...] vivent dans des conditions semblables à l’enfer», rappelle d’ailleurs Davidson dans cet échange de messages avec la rédaction.

Gérer le conflit à distance

Lorsqu’un conflit éclate dans leur pays d’origine, les immigrants ont tendance à être confrontés à un traumatisme et une perte multifactoriels. Leur sentiment de sécurité peut être profondément perturbé et être accompagné d’émotions telles que la colère, la tristesse et l'anxiété. Selon Justine Elliot, une psychologue spécialisée dans le traitement du trauma, il n’existe pas de réaction «typique ou normale pour ces individus». «Ça va dépendre de chacun et de la manière dont le conflit les impacte concrètement», explique-t-elle.

Certaines émotions ont cependant tendance à être plus répandues, comme le sentiment d’impuissance décrit par les interlocuteurs interrogés par la rédaction. «Si des membres de la famille ou des amis habitent encore au pays, on peut faire face à beaucoup d'incertitude, ce qui crée encore plus d’impuissance. La diaspora aura tendance à se sentir responsable et à se culpabiliser de ne pas pouvoir en faire plus pour épauler ses proches», analyse la directrice des services cliniques de The Grief and Trauma Healing Centre, à Edmonton.

Pour certains, la culpabilité est parfois si accablante qu'elle peut également se manifester sous forme de syndrome du survivant. Ces personnes peuvent ressentir un malaise à l'idée d'être encore en vie, alors que plusieurs de leurs compatriotes sont décédés de mort violente, notamment, ou continuent de vivre dans des conditions critiques. «ll est très courant d'observer ce type de réactions», affirme la psychologue.

Dieulita Datus, une ressortissante qui habite à Red Deer et détient encore sa citoyenneté haïtienne, évoque des émotions qui s’apparentent à ce syndrome. «L’année dernière, avant que j’obtienne ma résidente permanente, il y avait toujours la possibilité et la peur que je doive retourner au pays. Maintenant, c’est comme si j’espérais le contraire. J’aimerais être là pour ma famille et les supporter sur place. Je me demande pourquoi, moi, je suis ici en sécurité et qu’eux sont là-bas», mentionne-t-elle.

Contribuer à sa façon 

Malgré son sentiment d'impuissance, Dieulita s'efforce de considérer de manière positive le rôle qu'elle peut jouer à distance pour aider ses proches. Puisque le pays est plongé dans une crise étatique qui entrave le bon fonctionnement de l'économie, elle estime que le soutien financier qu'elle apporte à sa famille est plus pertinent que jamais. «Il est important de souligner qu'une grande partie du PIB d’Haïti provient de l’étranger», souligne-t-elle. Pour rappel, Affaires mondiales Canada estime que les transferts de fonds de la diaspora haïtienne et la rémunération des travailleurs internationaux en Haïti représentaient plus de 20 % du produit intérieur brut en 2020.

En attendant que les choses se stabilisent, cette ressortissante essaie aussi de trouver des moyens de gérer son stress et son anxiété. Elle reconnaît avoir ressenti une détérioration de sa santé mentale au cours des derniers mois. «Mon mari filtre les nouvelles et c’est lui qui m’explique les grandes lignes. J’essaie aussi de ne pas regarder les vidéos qui sont publiées parce que plusieurs d’entre elles sont très graphiques», explique-t-elle.

Cette stratégie est également celle préconisée par Justine Elliot pour atténuer le stress lié aux violences actuelles, que ce soit à Haïti, mais aussi en Palestine et en Ukraine où des conflits sont en cours. «Parfois, un bon moyen de réduire le stress consiste à couper ou du moins à limiter l'accès aux fils d'actualité. Éteindre les notifications et dédier une heure spécifique à la consommation de nouvelles peut être bénéfique», explique-t-elle.

Elle encourage également la diaspora haïtienne à garder un contact étroit avec son réseau en Alberta. Le partage avec des personnes qui vivent une situation similaire peut être «vraiment réconfortant et thérapeutique».

Période de transition ponctuée d’incertitude

Si la crise haïtienne semble avoir pris un tournant pour le meilleur avec la formation d’un conseil de transition présidentiel de 22 mois chargé de restaurer l’ordre au pays, la diaspora espère toujours assister à une transition pacifique qui permettra de ramener un niveau de sécurité décent au pays. Pour précision, 53 000 personnes ont fui la zone métropolitaine de Port-au-Prince au cours du mois de mars pour se mettre à l’abri des attaques des gangs, d’après un rapport produit par le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies (OCHA).

«Mon espoir, c’est que les enfants puissent retourner sur les bancs d’école, sans avoir peur», mentionne Dieulita. Un sentiment que partage également Jameskley Jean-Baptiste. «J’espère que les Haïtiens pourront retrouver un semblant de normalité et reprendre goût à la vie. Je souhaite que les prochains jours soient meilleurs que ceux que l’on vient d’écouler parce que le pays est invivable présentement», souligne-t-il.

Ce dernier demeure toutefois sceptique quant à une «solution magique et définitive» qui réglera tous les problèmes, alors qu’une partie de la population remet toujours en question l’interventionnisme des États-Unis et de la communauté internationale au pays. «Beaucoup se demandent aussi comment le conseil fera pour se mettre d’accord sur les décisions à prendre. Ça reste à avoir, mais au moins, ça devrait apporter une certaine normalité au cours des prochaines semaines», conclut-il.

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  • Date de création 19 avril, 2024
  • Dernière mise à jour 19 avril, 2024
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