Une cause qui pourrait être majeure pour la francophonie canadienne

Plusieurs organismes juridiques au pays ont fait une demande auprès de la Cour suprême du Canada afin d’être entendus directement en français par les tribunaux.

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Ophélie Doireau

IJL – Réseau.Presse – La Liberté

En 2023, la Cour suprême du Canada devrait entendre la cause opposant la Commission scolaire francophone des Territoires du Nord-Ouest et le ministère de l’Éducation, de la Culture et de la Formation des Territoires du Nord-Ouest.

La cause abordera deux questions : la première sur l’interprétation de l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés sur l’inscription d’élèves non ayants droit. La deuxième question porte sur la capacité d’être entendu et compris en français par les tribunaux.

C’est sur ce deuxième enjeu que l’Association des juristes d’expression française du Manitoba (AJEFM) avec la Société de la francophonie manitobaine (SFM), que la Fédération des associations de juristes d’expression française de common law (FAJEF) et que l’Association du Barreau canadien (ABC) ont demandé à intervenir.

Me Guy Jourdain, conseiller stratégique de l’AJEFM, repose le contexte autour de cet appel et retrace l’historique de cette question.

| Directement, le mot clé

« La Commission scolaire a demandé à être entendue sur une question de fond, l’accès à une éducation en français pour les non ayants droit. Mais aussi sur une question linguistique, le droit d’être entendu et compris directement en français par les juges sans l’aide d’un interprète.

« Tout se joue sur le mot directement. C’est une question qui se pose depuis longtemps.

« En 1986, il y avait une série de décisions de la Cour suprême à cet égard. L’approche était très restrictive et la décision disait, essentiellement, qu’on avait le droit de s’exprimer dans la langue de notre choix devant les tribunaux. Mais qu’on ne pouvait pas être compris directement. Il fallait donc passer par l’intermédiaire d’un interprète pour être compris.

« Il y a eu par la suite une série de jurisprudences comme l’affaire Beaulac en 1999, où la Cour suprême a dit que l’apport restrictive ne s’appliquait plus. Mais aucun tribunal supérieur m’a dit : Oui les citoyens ont bel et bien le droit d’être compris directement par les tribunaux sans l’aide d’interprète. »

Le Manitoba a, d’ailleurs, un intérêt particulier dans ce dossier. En effet, la Province a des garanties linguistiques constitutionnelles qui sont inscrits à l’article 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba qui ressemblent aux garanties linguistiques de l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 et qui vont faire l’objet d’un appel devant la Cour suprême.

Par ce lien, l’AJEFM a décidé de demander à être entendue dans le dossier comme l’indique Me Guy Jourdain. « Au Manitoba, la SFM et l’AJEFM ont demandé à intervenir pour faire valoir qu’au moment de l’article 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba ce n’était pas un bilinguisme de façade qui était pensé. Mais bien un bilinguisme profondément ancré dans le fonctionnement des tribunaux. »

Avec l’abolition du français dans les tribunaux de 1890 jusqu’à l’affaire Forest en 1979, le bilinguisme a forcément pris un retard. Point que concède Me Guy Jourdain. « Il y a tout un travail de rattrapage à faire. Mais ce qu’on dit, c’est qu’à l’heure actuelle, il y a un changement de paradigme dans la francophonie manitobaine entre l’immigration et les familles exogames. Ce changement donne lieu à une hausse de la demande de services en français qui se ressent au niveau des services juridiques. »

Par son expérience de traducteur juridique, Me Guy Jourdain sait toute l’importance de pouvoir être entendu dans la langue de son choix. « Il faut reconnaître que les gouvernements ont fait des efforts pour nommer des juges bilingues. Ce n’est pas parfait. Mais il y a eu des efforts.

« Si la Cour suprême donne l’interprétation que l’on cherche, les gouvernements seront obligés de mettre en place toutes sortes de choses pour que le bilinguisme devienne une réalité quotidienne et tangible. C’est toute une infrastructure qui va devoir changer. Au Manitoba, on ne part pas de rien. Mais cette infrastructure va devoir être bonifiée.

« Si une telle décision était prise, des situations où on ne peut pas être entendus en français ne pourront plus arriver.

« Je reconnais que les interprètes font un travail exceptionnel. Mais c’est impossible de rendre toutes les nuances, toutes les subtilités, on perd toujours quelque chose. »

La FAJEF a, elle, aussi demandé à prendre part au dossier. Me Rénald Rémillard, son directeur général, voit dans cette cause, une occasion pour l’épanouissement de la francophonie canadienne. « Par le passé, la FAJEF est intervenue dans plusieurs causes au niveau des droits linguistiques. Dans ce cas-ci, la décision de la Cour suprême du Canada pourrait avoir un impact national donc on voulait être présent dans ce dossier. Les droits linguistiques pourraient être renforcés partout au pays. »

| Un cas particulier

Me Rénald Rémillard pointe aussi la singularité du cas puisque les Territoires du Nord-Ouest sont un Territoire et non une Province. « Nous amenons deux éléments. La première c’est que les Provinces ont un statut constitutionnel particulier alors que les Territoires ont des pouvoirs délégués sous l’autorité du Parlement. La question est donc de savoir la pertinence de la Charte et les obligations linguistiques pour les Territoires.

« Outre cet élément territorial, l’autre enjeu c’est l’article 133 et de son interprétation. Si la Cour suprême va dans notre sens de l’interprétation large et généreuse, il pourrait y avoir des conséquences concrètes dans des provinces. Dans
plusieurs provinces et territoires, les citoyens auraient un droit d’être entendus par des juges directement. C’est immense. »

L’organisme pancanadien de l’Association du Barreau canadien (ABC) amène dans son dossier un autre argumentaire qui appuie la question d’être entendu et compris directement dans la langue de son choix. L’ABC pose la question suivante : Les tribunaux assujettis aux garanties constitutionnelles des droits linguistiques ont-ils donc une obligation positive d’affecter des juges bilingues aux dossiers dans lesquels les deux langues officielles sont utilisées, en puisant dans tous les bassins de juges disponibles pour s’acquitter de cette obligation?

| Besoin d’être proactifs

Me Michael Shortt, procureur de l’ABC, développe la pensée derrière cette requête. « Les droits linguistiques sont très intéressants parce que c’est une chose de permettre à quelqu’un de parler en anglais ou en français. Mais encore faut-il que quelqu’un soit capable d’entendre la cause en anglais ou en français.

« En ce qui est des mesures positives, la Cour suprême a dit que les tribunaux devaient être proactifs en fournissant les mesures nécessaires au plein exercice des droits linguistiques. L’ABC est intervenu dans une cause en 2018 : Mazraani c. Industrielle Alliance, Assurance
et services financiers inc.
, où il n’y avait pas d’interprètes à cause de la confusion administrative et le juge a mis la pression sur les francophones pour parler anglais. Mais ce n’était pas correct.

« Nous on se concentre sur la question : S’il y a des juges bilingues qui peuvent être affectés à des dossiers, dans quelles mesures le tribunal doit aller chercher des juges bilingues? Est-ce que le tribunal doit se contenter de son lot existant ou bien est-ce qu’il faut être plus créatif que ça? »

Une initiative qui peut sembler difficile à mettre en place. Mais pour Me Michael Shortt et l’ABC, c’est une action plus simple qu’il n’y paraît. « D’une part, avec un peu de créativité on peut transférer les juges entre les différentes juridictions. C’est ce qui s’est passé dans le procès qui conduit à cette affaire devant la Cour suprême.

« Une juge d’une autre province est allée dans les Territoires du Nord-Ouest. Alors c’est envisageable pour toutes les différentes instances.

« De plus, peu importe où vous vous trouvez au pays, tout le monde a le droit d’avoir un procès criminel en français. Alors toutes les Cours de première instance ont des juges bilingues ou peuvent s’équiper de juges bilingues parce qu’il y a ce droit. Partout dans le pays, il y a un bassin de juges bilingues.

« Après ce constat, on peut facilement imaginer que c’est facile de nommer ces juges bilingues autant en première instance, qu’en Cour d’appel partout au pays. » Les organismes sont en attente d’une réponse de la part de la Cour suprême du Canada.

 

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Photos : 

Me Michael Shortt est membre de l’Association du Barreau canadien. + photo : Gracieuseté Michael Shortt

Me Rénald Rémillard est le directeur général de la Fédération des associations de juristes d’expression française de common law. + photo : Marta Guerrero

Me Guy Jourdain est le conseiller stratégique de l’Association des juristes d’expression française du Manitoba. + photo : Archives La Liberté

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  • Date de création 24 octobre, 2022
  • Dernière mise à jour 24 octobre, 2022
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