Un bilinguisme historiquement sans mordant dans le Grand Sudbury

Le progrès du français comme langue d’usage à Sudbury a probablement été limité par la crainte du bilinguisme officiel au niveau municipal et une série d’occasions manquées au cours des 50 dernières années. Ce constat se dégage à la lecture du rapport Progrès, résistances et opportunités : le bilinguisme municipal dans le Grand Sudbury (1973~2023), rédigé par l’historien Serge Dupuis pour l’ACFO du grand Sudbury.

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Julien Cayouette

IJL – Réseau.Presse – Le Voyageur

 

«L’approche minimaliste des dirigeants immigrant aux services en français, ainsi que le manque d’investissement de la communauté franco-sudburoise pour raffiner le bilinguisme municipal, ont contribué à creuser l’inégalité entre l’anglais et le français», peut-on lire dans le résumé du document.

Serge Dupuis a présenté le rapport devant le conseil municipal du Grand Sudbury le 26 septembre — en anglais pour se faire comprendre de tout le monde.

En entrevue avec Le Voyageur avant la présentation, il n’avait aucune idée de quelle façon le rapport serait accueilli, mais il a l’impression que les élus, malgré leur intention de réviser les services en français de la Ville, ne s’attendaient pas à un bilan aussi sévère de l’histoire du bilinguisme à Sudbury. Ni à des recommandations qui vont bien au-delà de l’augmentation du budget de traduction ou des services.

«Nous avons vu une opportunité d’appuyer la Ville tout en racontant notre histoire et faire un état des lieux», explique la directrice générale de l’ACFO du grand Sudbury, Joanne Gervais.

Elle voit la section «Sept opportunités pour le Grand Sudbury» (voir à la fin de ce texte) comme une liste des meilleures pratiques adoptées par les communautés qui ont, avec divers niveaux de succès, réussi à mettre un place un bilinguisme plus solide que dans le Grand Sudbury.

Mme Gervais espère que la Ville s’en inspirera. «En bout de ligne, l’ACFO n’a pas de contrôle sur ce que la Ville ou le conseil va décider, mais la réalité, c’est que si la politique n’est pas à la hauteur de ce que la communauté veut, demande, ils auront des comptes à rendre.»

Une minorité

Même si une règlementation officielle sur les services en français dans la région de Sudbury existe depuis 50 ans, le débat est beaucoup plus vieux, a découvert M. Dupuis. Il a pu retracer «un échange musclé» datant de 1952 au sujet de la portion du budget qui devait être alloué à l’achat de livres en français à la bibliothèque publique.

Les débats sur l’adoption d’un règlement au niveau de la Municipalité régionale de Sudbury ont commencé en 1968, après que l’on ait appris que «que le Nord-Est de l’Ontario sera désigné district bilingue» dans la Loi sur les langues officielles, en cours de création. La première tentative échoue.

L’histoire du bilinguisme dans le Grand Sudbury, tel que rapportée par M. Dupuis, est une succession de vagues de revendications par les francophones lors de mouvements plus importants qui ont été stoppées par des politiciens anglophones ou des circonstances relativement hors du contrôle des francophones.

Par exemple, après l’adoption de la Loi sur les services en français par le gouvernement ontarien, il n’y a pas eu de mouvement de revendication comme on l’a vu après la reconnaissance des droits des Franco-Ontariens en éducation ou l’adoption de la Loi sur les langues officielles. Ils étaient plutôt occupés par les luttes pour l’obtention d’un Centre de santé communautaire (1991), du Collège Boréal (1995) et des conseils scolaires de langue française (1998).

Un sondage réalisé en 2015, qui n’a jamais été rendu public, mais dont M. Dupuis a obtenu copie, semble démontrer que l’insécurité linguistique est bien présente chez les francophones de Sudbury : «87 % des 294 répondants disent ne jamais avoir demandé un service en français, soit parce qu’ils étaient persuadés que le service en français serait indisponible, soit parce qu’ils craignaient d’indisposer l’employé à leur service.»

«La population francophone de Sudbury s’est habituée en partie à ne pas pouvoir recevoir des services spécialisés de la Ville en français», à quelques exceptions près, note M. Dupuis.

Le recul engendré par la fusion

Il semble aujourd’hui difficile, voire impossible, de travailler en français dans l’administration du Grand Sudbury, dit le rapport. Pourtant, l’ancien maire Jim Gordon raconte que «dans les années 1950, on entend[ait] du français à “chaque étage” de l’hôtel de ville de Sudbury».

À Valley Est, où 55 % de la population était francophone, beaucoup de communications se faisaient en français entre les employés et les services en français étaient faciles à obtenir pour les résidents.

On parlait presque seulement en français dans les bureaux municipaux de Rayside-Balfour, puisque 80 % des employés étaient francophones, 10 % bilingues.

La fusion municipale forcée de 2001 — qui a créé le Grand Sudbury — a mis fin de façon invisible à cette présence du français dans la gestion municipale. Sans obligation d’avoir des employés bilingues dans des postes de chef de département, les employés francophones de Rayside-Balfour et de Vallée Est n’ont pas été retenus et l’administration du Grand Sudbury s’est immédiatement anglicisée.

Aujourd’hui, la population et les employés municipaux considèrent ne pas avoir besoin de parler français pour travailler à la Ville. Les francophones se tournent plutôt vers les conseils scolaires et les établissements postsecondaires dans l’espoir de travailler dans leur langue. «Même l’Université Laurentienne est plus bilingue que la Ville», lance Serge Dupuis.

La Ville elle-même n’a pas de données, mais selon des personnes qu’il a interviewées, il y aurait entre 5 et 15 % d’employés francophones à la Ville. Donc, les francophones, qui comptent pour 22 % de la population, seraient sous-représentés.

Le règlement actuel, adopté rapidement après la fusion, mais qui n’est pas inscrit dans la loi qui a créé la ville, garantit principalement la traduction de documents, des communications au public et des services de première ligne.

Si rien n’est fait, croit l’historien la langue française continuera de s’effriter dans le Grand Sudbury. «Les mécanismes imaginés dans les années 1960 et 1970 sont rendus insuffisants pour freiner les transferts linguistiques et l’érosion du français.»

Sept opportunités

Pour essayer de trouver les meilleures pratiques qui pourraient inspirer les élus et l’administration du Grand Sudbury, Serge Dupuis et l’ACFO se sont tournés vers Ottawa et Moncton, des villes qui ont adopté des règlements plus contraignants sur le bilinguisme. «C’était pas mal les deux seuls exemples qu’on avait. Ces deux villes ont des universités [...] qui peuvent se pencher moyennement sur la situation locale», explique M. Dupuis.

Cependant, «le bilinguisme municipal n’a pas été étudié à Sudbury», ce rapport est donc une première, croit M. Dupuis.

La proportion des francophones du Grand Sudbury (22 %) se situe entre celle d’Ottawa (15 %) et de Moncton (30 %). Moncton est devenue officiellement bilingue en 2002 et les règlements ont eu un effet extrêmement positif sur la langue française dans l’administration, souligne l’historien.

Il ne recommande tout de même pas le bilinguisme officiel dans le rapport. Pour plusieurs raisons, mais entre autres pour ne pas effrayer les anglophones. Il avance plutôt sept actions qui pourraient faire progresser la place du français.

La première opportunité identifiée par l’auteur du rapport est la création d’un nouveau règlement plus solide et qui serait surveillé par le Commissaire aux services en français de l’Ontario, comme c’est le cas à Ottawa.

Il propose aussi de ramener des incitatifs et des occasions pour renforcer le bilinguisme du personnel de la Ville; de fixer un délai pour que les chefs de service soient bilingues; de permettre à des équipes à l’intérieur de l’appareil municipal de travailler en français; de développer l’affichage commercial bilingue — un des chevaux de bataille de l’ACFO du grand Sudbury —; élaborer est plans stratégiques et créer un organisme «Dialogue Grand Sudbury».

Considérant que la Ville est l’un des plus importants employeurs de la région — environ 2500 employés —, M. Dupuis croit qu’elle peut avoir une influence positive sur la culture langagière chez la population et chez les employeurs.

De plus, il pourrait être relativement facile de trouver des employés bilingues. Un tableau inclus dans le rapport démontre que les deux tiers des élèves de l’élémentaire dans le Grand Sudbury sont inscrits dans les écoles de langue française (24 %) ou en immersion (43 %).

«Si on était capable d’adopter des politiques de représentativité où [...] 250, 500 ou 750 postes devenaient des espaces où le français est la langue de travail, j’ai l’impression que ça aurait une incidence quand même considérable sur l’état du français dans la municipalité», propose M. Dupuis.

«Dialogue Grand Sudbury»

La création d’un tel comité a été proposée par l’étudiant Adam Constantineau, dans un rapport qu’il avait fait pour l’ACFO du grand Sudbury en 2012. Ce genre de comité existe au niveau provincial au Nouveau-Brunswick et au niveau national avec la Fondation Dialogue. À la connaissance de M. Dupuis, ça n’existe pas encore au niveau municipal.

«Je trouvais cette idée intéressante parce que j’ai l’impression qu’il y a beaucoup de non-dits. Il y a un inconfort par rapport au bilinguisme. On est à l’aise de se plaindre entre francophones, mais quand vient le temps de négocier de nouvelles choses, on est moins habiles. Du côté des anglophones, il y a aussi une réticence à en parler», dit M. Dupuis.

Radical seulement d’un point de vue local

Serge Dupuis concède que «dans la bulle municipale de Sudbury, ces idées-là ont toutes l’air radicales». Cependant, dans d’autres villes bilingues, ces enjeux sont maintenant banals et intégrés à la gestion quotidienne.

Les entrevues et ce texte ont été réalisés avant que le rapport ne soit rendu public le 25 septembre. Le Voyageur continuera à suivre le dossier cette semaine.

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Julien/Rapport bilinguisme Grand Sudbury/Place Tom Davies-Drapeaux.JPG

La place Tom Davies de Sudbury — Photo : Archives

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  • Date de création 27 septembre, 2023
  • Dernière mise à jour 26 septembre, 2023
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