Sextorsion : les victimes ne sont pas les coupables

Dans le courant de la semaine dernière, le 28 juin, la police de Winnipeg a annoncé l’arrestation d’un jeune homme accusé de sextorsion. Alors que l’on attribue au suspect une dizaine de victimes, La Liberté s’est entretenue avec le parent d’une victime qui n’a pas pu aller jusqu’au bout du processus de plainte.

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Hugo Beaucamp

IJL – Réseau.Presse – La Liberté

L’enquête s’est ouverte en janvier 2023, lorsqu’un homme de 20 ans a déclaré à la police être victime d’extorsion. Ce dernier aurait partagé des photos intimes de lui avec un homme se faisant passer pour une jeune femme. À la réception des images, le suspect aurait menacé de rendre publiques ces photos, à moins que la victime ne lui envoie de l’argent. On peut alors aussi parler de sextorsion.

L’enquête menée par l’Unité des crimes financiers de la police a finalement abouti à l’arrestation du suspect le 11 juin 2023.

Au cours des 12 derniers mois, le site de recensement des cas d’exploitation sexuelle d’enfants sur internet, cyberaide.ca, a fait état de 3 400 signalements de cas et de tentatives d’extorsion. Les victimes sont généralement de jeunes adultes et des adolescents.

Un danger pour tous

L’on pourrait penser que cette tranche d’âge-là, particulièrement familière avec internet, serait moins susceptible d’être victime des nombreux dangers qu’il comporte. Mais Akim Laniel-Lanani, cofondateur et directeur des opérations à la Clinique de cyber-criminologie à l’Université de Montréal, rappelle que les extorqueurs ne sont pas facilement identifiables.

« Ils (les criminels) passent d’abord beaucoup de temps à développer une relation de confiance. On va échanger des messages, puis des images intimes. Généralement, le seul signe avant-coureur que l’on peut observer, mais qui est souvent rendu trop tard, ce sont des refus d’échanger en direct. La personne va refuser d’allumer sa caméra. Et le partage des photos va être quasiment unilatéral. »

L’expert ajoute d’ailleurs que pour la création de leur faux profil, les fraudeurs utilisent souvent des images dérobées lors de l’envoi d’images intimes, ajoutant ainsi toujours plus de crédibilité à leur personnage de fraude. Pour faire simple : n’importe qui serait susceptible de tomber dans le piège.

Personne n’est à l’abri

Au lendemain des annonces faites par la police de Winnipeg, La Liberté a récolté le témoignage anonyme d’un parent dont l’enfant a été victime de sextorsion. À date, il est impossible de savoir si l’individu arrêté ce 11 juin et le témoignage ci-dessous ont un lien quelconque. Par souci d’anonymat, nous appellerons le parent Serge et l’enfant Antonin. Il y a environ un mois « et demi », un dimanche, Serge remarque qu’Antonin se comporte bizarrement. En tant que parent, Serge comprend tout de suite que « quelque chose ne va pas ».

Âgé de 15 ans et visiblement angoissé, Antonin finit par raconter ce qui lui arrive : « J’ai rencontré une fille sur internet, elle m’a plu et je lui ai plu. Elle m’a demandé des photos et maintenant je ne comprends pas, elle me dit qu’elle va appeler la police. Elle menace d’envoyer mes photos à tous mes amis, à ma famille, à tout le collège. »

Loin de s’imaginer qu’il puisse s’agir de sextorsion, Serge pense d’abord à un réseau pédopornographique. Il avise alors son enfant de bloquer le compte du criminel sur les réseaux sociaux. Tous les comptes d’Antonin sont ensuite passés en mode privé afin que l’ex-torqueur ne puisse plus le contacter. Les photos envoyées par l’extorqueur et celles envoyées par Antonin sont supprimées.

Un réflexe instinctif et justifié, mais que les experts comme Akim Laniel-Lanani ne recommandent pas : « Il faut garder son calme et prendre le temps d’aller chercher de l’aide. Il faut conserver les conversations, les photos, ce sont des éléments de preuves qui peuvent servir en Cour et à l’enquête de police. »

À ce moment-là, Serge ne le sait pas encore, mais l’extorqueur a demandé de l’argent à Antonin. Ce dernier, par peur, a effectué deux virements de 50 $ à l’endroit du maître chanteur. Là encore, le geste est désespéré, motivé par la peur, mais il n’est pas recommandé.

« Il est conseillé de ne jamais payer. Car cela encourage l’extorqueur à revenir à la charge », explique Akim Laniel-Lanani. Le relevé des transactions a tout de même permis de relever l’adresse courriel utilisée par l’extorqueur.

« J’étais loin d’imaginer que cela pouvait nous arriver, confie Serge. J’étais choqué, triste et j’ai eu peur. » Peur de plusieurs choses, de la pédophilie, mais aussi pour la santé mentale de son enfant.

Trouver de l’aide

Un peu dépassé, Serge décide de contacter le programme Cyberaide, la centrale canadienne de signalement des cas d’exploitation d’enfants sur internet, afin de signaler l’incident et dénoncer l’adresse électronique du criminel. « Je voulais que ça n’arrive pas de nouveau. J’ai donc fait la dénonciation en ligne et une personne de cyberaide est entrée directement en contact avec moi pour m’apporter son aide. »

Le programme, mis en place par le Centre canadien de protection de l’enfance, apporte tout un aspect de soutien et d’accompagnement aux victimes qui sont souvent de jeunes adolescents, mais a aussi la capacité d’intervenir plus concrètement, comme le précise René Morin, porte-parole du programme : « On va d’abord conseiller et expliquer aux victimes comment chercher de l’aide autour d’eux. Mais en règle générale, ce qu’elles souhaitent par-dessus tout, c’est que leurs photos disparaissent. Nous tentons alors de trouver les images en question, où et comment elles ont été publiées. Nous avons ensuite les moyens technologiques de les faire disparaître, avec un taux de succès qui est assez élevé. » Lorsque les photos sont publiées sur des plateformes comme Facebook, YouTube et bien d’autres, Cyberaide entre parfois directement en contact avec ces dernières pour les faire retirer ou simplement pour faire supprimer les faux comptes signalés.

Le programme possède d’ailleurs un outil permettant de traquer sur la toile les photos recherchées. « Les victimes peuvent verser leurs images dans la base de données de notre projet arachnide. » Le système permet, grâce à la signature d’une image, de la repérer lorsqu’elle apparaît sur Internet. « On est alors capable de redemander la suppression de cette image. C’est un outil qui permet de réduire la diffusion de ces images. »

Le problème dans le cas de Serge et d’Antonin, c’est que les images ont été supprimées. Ils n’ont donc pas les moyens d’aider Cyberaide à les récupérer. Serge a dorénavant le sentiment que son enfant vit sous une épée de Damoclès. « J’ai peur qu’elles (les photos) ressortent un jour. »

Une mauvaise expérience

Dans la multitude d’étapes à suivre lorsque l’on est victime de sextorsion, les experts reviennent souvent sur la nécessité de se rapprocher des autorités. Souvent, les victimes sont réticentes à cette idée, comme elles sont réticentes à l’idée de chercher de l’aide chez leurs proches, par honte. Mais René Morin explique l’importance de faire rentrer la police dans la boucle : « Certains cas doivent être rapportés. Il est très rare que les sextorqueurs ne s’en prennent qu’à une seule personne et ils font parfois partie de grandes organisations. Si les autorités ne sont pas informées de leurs activités, on laisse alors le champ libre à ces criminels de faire ce qu’ils veulent. »

De son côté, Akim Laniel-Lanani partage la même opinion : « Dans des dossiers comme ça, surtout ceux qui comprennent des mineurs, il faut impliquer la police. Ils agissent rapidement et ils ont toutes les ressources possibles et le pouvoir légal pour intervenir et mettre fin à la diffusion des images et l’extorsion. »

D’un cas particulier, il ne faut pas faire de généralité, mais l’expérience de Serge et d’Antonin avec la police ne s’est pas déroulée comme ils l’espéraient. Sur les conseils de son contact à Cyberaide, Serge va finalement contacter la police : « Nous nous sommes signalés, mais je n’ai pas apprécié du tout l’échange que nous avons eu. Ils ont été très moralisateurs, très culpabilisants avec nous. » Après avoir posé des questions à Serge, les officiers de police auraient alors demandé à parler à Antonin. « C’est alors que je l’ai entendu dire : Oui, je sais pardon, j’ai été bête, je n’aurais jamais dû. » Serge décide alors de couper court à l’appel téléphonique afin de préserver Antonin qui « était déjà assez en panique. Ce n’est pas ça que nous avions besoin d’entendre. Je voulais qu’on le félicite d’avoir dénoncé, qu’on lui rappelle qu’il est une victime. »
Ce caractère moralisateur, les policiers l’ont également adopté pendant leur échange avec Serge. En lui demandant notamment comment était sa relation avec Antonin, s’il lui parlait assez, etc. « Nous n’avions pas besoin de nous faire juger. »

Interrogée à propos de l’incident, mais sans pouvoir leur dévoiler les véritables noms de Serge et Antonin, la Police de Winnipeg n’a pas été en mesure de commenter la situation. La Liberté a également tenté de savoir si la police winnipégoise était formée à traiter les affaires liées à la cybercriminalité et quelle était la procédure à suivre pour les victimes de cybercrime. Nous avons été redirigés vers un communiqué de presse. Celui-ci met en avant les consignes suivantes : faire des captures d’écran des conversations avec l’extorqueur, puis bloquer ou désactiver le compte. Ne pas supprimer votre propre compte, il servira à l’enquête. Ne pas payer l’extorqueur. Il liste ensuite plusieurs ressources d’aide, telles que cyberaide.ca ou encore aidezmoiSVP.ca.

Finalement, nous leur avons posé la question de savoir si les policiers étaient formés et sensibilisés au traitement et aux interactions avec les victimes. Aucune réponse ne nous avait été donnée à l’heure de passer sous presse.

Alors que Serge avait dans l’idée de porter plainte, il n’a pas été encouragé à le faire par les policiers. « On nous a dit de faire plus attention et c’est tout. »

Mis au courant de cet incident, le porte-parole de Cyberaide a expliqué ne pas pouvoir commenter sur un cas spécifique, mais il assure la chose suivante : « Nous avons développé, et nous continuons de développer, des ressources que nous mettons à disposition des autorités afin de leur permettre de mieux comprendre ce qui se passe dans la tête des victimes. » Entre autres, un portail pour les forces policières sur lequel elles peuvent trouver des vidéos de sensibilisation et autres documents.

Au Québec, il existe une uniformisation du métier de policier. Les formations sont les mêmes pour tout le monde et tout le monde passe par la même école. Pourtant, Akim Laniel-Lanani, à travers son travail au sein de la Clinique de cyber-criminologie à Montréal, explique que des situations similaires existent ailleurs. « Peu importe la formation et la province, j’ai entendu des histoires similaires. Le minimum qu’ils peuvent faire, c’est d’apporter un accompagnement adéquat. J’invite toute personne ayant eu ce genre d’expérience avec un policier et qui pense avoir de quoi porter plainte de le faire auprès du Commissaire à la déontologie policière. »

Cependant, rappelons qu’il est important, lorsqu’on est victime d’un crime quelconque, d’aller porter plainte. Dans un poste de police, ou un autre s’il le faut.

 

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Photos : 

  • Illustration de Tanguy Maerten issue du magazine Cybercriminalité : pour e-voir plus clair paru en mars 2023. À lire sur lalibertemagazine.ca
  • Akim Laniel-Lanani est cofondateur et directeur des opérations à la Clinique de cyber-criminologie à l’Université de Montréal. + photo : Marta Guerrero
  • René Morin est porte-parole francophone du Centre canadien de protection de l’enfance et du programme cyberaide. + photo : Gracieuseté René Morin
  • Nombre de fichiers 4
  • Date de création 7 juillet, 2023
  • Dernière mise à jour 7 juillet, 2023
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