S’engager dans la création artistique

Être artiste, c’est créer, partager une émotion. La beauté, l’irrévérence, la fragilité d’une œuvre touchent. L’activisme dans l’art prend donc tout son sens, car le message livré par son créateur ou sa créatrice vise le cœur et peut être ressenti et partagé par le public.

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Agnès Viger

IJL – Réseau.Presse – L’Aurore boréale

 

Qu’est-ce qu’être engagé? L’est-on consciemment? La créativité peut-elle servir une cause? Derrière chaque œuvre, il y a une réflexion, une intention. « J’essaie d’apporter de la joie à travers mes GIFs animés humoristiques. Cela fait-il de moi quelqu’un d’engagé qui change le monde par le rire? », se questionne la peintre Chantal Rousseau.

Les engagements forts sont-ils compatibles avec l’art? « Moi et mon partenaire sommes militants, mais pour des combats assez différents : le féminisme et les droits des Premières Nations. Nous sommes alliés mais nos engagements peuvent être source de tension », s’attriste l’artiste anti-patriarcale Élise Germain.

L’engagement est présent dans le processus créatif, le matériel utilisé, le message, le mode de rémunération, la transmission... « Aujourd’hui tout est politique, ce que l’on fait, ce que l’on porte, ce que l’on dit, ce que l’on achète. Une œuvre est fondamentalement engagée. Mais son niveau d’engagement varie en fonction du consensus social », explique l’artiste et ancien professeur d’arts plastiques Gorellaume.

Réveiller la conscience écologique

Au Yukon, l’art engagé aborde souvent la protection de l’environnement. La population a conscience de l’urgence climatique, vivant dans un territoire qui subit les dérèglements de façon visible.

L’upcycling – créer du neuf avec du vieux, ici créer des œuvres avec des matières recyclées pour limiter l’utilisation de matières premières – est possible au territoire grâce aux magasins de produits usagés et aux nombreuses décharges publiques. « C’est une façon de valoriser, réduire et donner une seconde vie à nos déchets comme les emballages carton ou les canettes aluminium. Dans mes créations, j’essaie d’acheter le moins possible, de récupérer des matériaux ou à défaut, d’acheter du matériel de seconde main. Je réfléchis également à une façon de mettre en place une boîte à dons pour mon art dans un lieu public ou lors de mes marchés », explique Aurore Favier, artiste engagée sur les causes environnementales et féministes.

Élise Germain « utilise principalement du matériel recyclé ou trouvé en nature : des os, les fourrures ».

Joyce Majiski partage les mêmes convictions. Son projet Tales from the tideline – Contes depuis le rivage présentait des œuvres conçues autour d’objets rejetés par la mer. Elle travaille actuellement sur une œuvre de tissage de tapis avec des bas recyclés. « J’ai collecté des matières lorsque j’aidais à l’organisation du free store proche de mon domicile. Je classe le matériel recyclé par couleur pour de futurs projets. Je vais également participer à un défilé de mode en août avec des créations 100 % recyclées », s’enthousiasme-t-elle. Diplômée en biologie et ancienne guide de région sauvage, l’artiste dit se sentir « légitime à traiter des sujets qui [lui] tiennent à cœur, comme l’environnement subarctique. [Son] approche est engagée et éducative ».

Chantal Rousseau a également collaboré avec des scientifiques pour sensibiliser le public aux espèces en voie de disparition. « Les oiseaux n’ont pas de voix dans notre monde, et c’est mon rôle d’artiste d’être leur porte-parole », estime-t-elle. La photographe Karine Genest aborde son travail de la même manière, cherchant une symbiose et un respect avec l’animal sauvage – plus particulièrement l’ours polaire – tout en sensibilisant le public à la disparition de son habitat.

Vivre de son art 

Vivre de son art avec engagement pose des questions éthiques, notamment sur l’origine de la rémunération. Les œuvres commissionnées doivent porter les valeurs pour lesquelles l’artiste milite. « Il faut rester cohérent dans sa démarche. J’ai des prises de position fortes et réfléchies. Quand je vois l’état des terres ravinées au Klondike suite à la ruée vers l’or, j’ai du mal à supporter sa glorification. Lorsqu’on m’a proposé un projet de BD pour célébrer la ruée vers l’or, j’ai refusé et recommandé quelqu’un d’autre », explique Gorellaume. « J’ai questionné beaucoup de projets car les intentions n’étaient pas bonnes ou l’argent avait une provenance douteuse », ajoute-t-il. Gorellaume a notamment travaillé sur une exposition financée par un donateur de l’ONU. « Nous avons découvert qu’il s’agissait de l’extrême droite japonaise essayant d’améliorer son image. Étant antiraciste et antifasciste, c’est à l’opposé de mes valeurs. Le projet collectif était bien avancé, pour une grande structure publique. Nous l’avons donc terminé, utilisant ces fonds au mieux pour défendre nos idées. Il faut rester vigilant », explique-t-il.

Être artiste ne signifie pas nécessairement produire de l’art par simple plaisir. Les conditions peuvent être difficiles et les rémunérations justes ne sont pas encore normalisées. Le sentiment de manque de reconnaissance et d’oppression financière est réel dans le milieu. « Je travaille dans un petit espace, le plus souvent dans ma chambre, donc je dois m’adapter, faire des créations de petite taille et utiliser du matériel non toxique », explique Chantal Rousseau.

« Il est essentiel d’offrir des conditions de travail et de rémunération dignes aux artistes, et de refuser les projets qui ne prennent pas en compte l’investissement en temps et en matériel », ajoute Gorellaume. Cela n’empêche pas les artistes de s’investir pour des projets qui leur tiennent à cœur. « L’expérience de vie m’intéresse plus que l’argent », confie en ce sens Gorellaume.

Transmettre son savoir et ses idées

Des ateliers sont souvent proposés aux enfants ou aux personnes curieuses, permettant une éducation et un questionnement par l’art. Aurore Favier aime « poster des tutos sur les réseaux sociaux pour toucher un public plus large et montrer qu’on peut faire plein de choses avec peu de choses! ». Elle anime également des ateliers en personne pour échanger sur ses pratiques et ses convictions. Gorellaume est un habitué des ateliers, et il fait également du mentorat bénévolement. « C’est un honneur de pouvoir accompagner et inspirer les plus jeunes artistes », livre-t-il.

Lors des expositions, les artistes ont l’occasion d’ouvrir un dialogue avec le public, d’apporter une vision différente. « J’ai des sujets de prédilection que j’étudie pour parler de questions complexes. Avec Song of the Whale – Le chant des baleines, j’ai créé une baleine taille réelle en polystyrène [recyclé] et je voulais que le public s’interroge sur la surconsommation et les déchets, notamment dans les océans. Une œuvre qui touche, pousse à agir. J’ai discuté avec des groupes scolaires et proposé des activités », partage Joyce Majiski. « On ne peut prédire le résultat, il faut laisser les gens réagir. Je ne peux présumer ce que le public ressentira et sa compréhension de mon message. Ce que je peux faire, c’est travailler avec attention », ajoute-t-elle.

L’engagement dans l’art peut soulever parfois de nouvelles questions dérangeantes, ou s’éloigner des normes sociales, du consensus, comme l’œuvre de Gorellaume pour le dernier festival d’hiver (s)hiver. « Dans ma vie, j’ai été exposé à une forme de malaise et de violence sociale que beaucoup ignorent. Pendant la pandémie, j’ai été marqué par l’hypocrisie de l’injonction « be kind ». Ce que j’expérimentais n’avait rien de gentil, les rayons des magasins étaient dévalisés, où était la solidarité? Les frontières ont rouvert pour des questions économiques, non pour la santé physique et psychologique de la population. Être gentil ne veut plus rien dire. Mon œuvre dénonçait cette culture de la censure et de l’autocensure », partage-t-il.

Avoir une voix en tant que minorité

Pour valoriser les voix individuelles et soutenir les artistes engagés, certains organismes proposent des événements mettant en lumière les artistes et les personnes militantes du territoire. C’est le cas notamment de Queer Yukon, pour qui promouvoir une exposition d’artistes queer est en soi une façon de militer pour la diversité.

Les Premières Nations du Yukon comptent divers artistes qui mêlent techniques traditionnelles et créations contemporaines, dans un objectif d’expression identitaire. Les centres culturels autochtones offrent des ateliers pour retrouver un savoir-faire et des techniques d’expression spirituels. À Dawson, Jackie Olson a récemment offert une formation de cordage, fabrication de papier et tissage d’osier, réveillant ainsi le lien entre le matériau naturel et l’art. Le théâtre Gwaandak donne quant à lui une voix aux autochtones et aux minorités du Nord, en explorant des thèmes tels que les droits de l’homme, la décolonisation, l’identité culturelle et la justice sociale. Certaines des créations sont offertes en français, comme la pièce Les Corneilles, présentée au Centre scolaire secondaire communautaire Paul-Émile Mercier en avril dernier.

« J’ai l’impression que je suis engagée et militante dans tout ce que je fais dans ma vie. Mon combat principal est la lutte contre le patriarcat, mais de nombreux combats s’y rattachent selon le contexte. En travaillant au refuge pour femmes de Dawson, ma vie est déjà militante. Je propose des ateliers créatifs quand les femmes du refuge sont intéressées », explique Élise Germain.

Plusieurs femmes des Premières Nations portent un combat identitaire et féministe, telles que Teresa Vander Meer-Chassé et Stormy Bradley, qui représentent des sujets et parties du corps féminin souvent tabous avec des techniques de tissage de perles. « Il est rare de voir des femmes autochtones partager ouvertement, converser et créer des œuvres d’art sur nos corps et nos expériences », explique Teresa Vander Meer-Chassé. « Perler des parties sacrées de nous-mêmes qui sont la seule chose qui apporte la vie dans le monde est un acte de réclamation de l’autonomie de nos corps, un acte de résistance de femmes qui revendiquent leur sexualité et leur féminité. Avant le colonialisme, nos rôles dans la société étaient honorés. Depuis, nous avons été placées dans des constructions politiques et sociales qui minimisent perpétuellement notre pouvoir. La violation des droits des femmes indigènes disparues et assassinées est également présente dans mon travail », ajoute Stormy Bradley.

L’art francophone est quant à lui soutenu par l’Association franco-yukonnaise (AFY), qui cherche à donner de la visibilité aux artistes et à créer des liens dans la communauté. « Il faut souligner le travail de Virginie Hamel, directrice du service Arts et Culture de l’AFY, qui fait un travail énorme pour défendre et soutenir les artistes en leur offrant de meilleures conditions de travail et une rémunération juste », fait remarquer Gorellaume.

Un répertoire des artistes francophones du territoire est disponible en ligne sur le site Internet de l’AFY.

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Photos

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Légende : L’utilisation de polystyrène était une évidence pour Joyce Majiski et son projet Le chant des baleines, afin de sensibiliser le public à la présence des matières plastiques dans l’océan et des microplastiques dans notre alimentation.

Photo : Joyce Majiski

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Légende : Dès son plus jeune âge, Aurore Favier prend l’habitude de ramasser des petites choses, des trésors trouvés ici et là et de faire des boîtes à thématiques «   bien rangées  ».
Photo :  Aurore Favier

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Légende : Chantal Rousseau est la voix artistique des oiseaux de la région du Klondike.
Photo : Chantal Rousseau

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Légende : Les linogravures d’Elise Germain portent des messages féministes ou pour la protection de l’environnement.
Photo : Agnès Viger

  • Nombre de fichiers 5
  • Date de création 30 juin, 2023
  • Dernière mise à jour 24 juin, 2023
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