Rencontre avec Yao : un artiste porteur de changement

Yaovi Hoyi, également connu sous le nom de scène Yao, est un artiste aux multiples facettes qui jongle entre ses rôles d'auteur-compositeur-interprète, de slameur et d’entrepreneur. Né en Côte d’Ivoire de parents togolais, ce Franco-Ontarien a récemment animé, en Alberta, la tournée antiracisme Et si on redéfinissait nos couleurs. La rédaction s'est entretenu avec lui dans le cadre du Mois de l’histoire des Noirs afin de connaitre ses perspectives non seulement sur cette célébration, mais aussi sur divers sujets tels que la nécessité de rendre visibles les expériences des personnes afro-descendantes dans toutes les sphères de la société et le rôle crucial des arts et des médias dans l’instauration du changement.

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Gabrielle Audet-Michaud

IJL-RÉSEAU.PRESSE-LE FRANCO

Le Franco : Vous avez exprimé par le passé des réserves par rapport au Mois de l'histoire des Noirs en raison de l'attention médiatique, parfois limitée, accordée à ce mois qui, ironiquement, est aussi le plus court de l’année. Pourriez-vous nous expliquer plus en détail pourquoi cette focalisation mensuelle vous semblait problématique?

YAO : Quand j’ai commencé ma carrière, je détestais participer à des événements pendant l’histoire des Noirs pour la simple et bonne raison que j’avais l’impression de chercher toute l’année à faire des spectacles et j’avais l’impression qu’en février, tout d’un coup, tout le monde voulait me booker. Ça m’énervait.

Par la suite, je me suis dit que la manière la plus simple pour changer les choses, c’était d’être assis autour de la table et de participer activement, alors j’ai commencé à multiplier les [apparitions] pendant le Mois de l’histoire des Noirs, mais je m’assurais de spécifier, à chaque spectacle, que notre identité ne se résume pas à un seul mois. Je n’ai pas une réticence, c’est plus que je tiens à préciser que je ne suis pas Noir seulement en février. Je suis Noir toute l’année.

Les conversations pertinentes que nous avons en février, il faudrait s’assurer qu’on les ait à d’autres moments de l’année.

Le Franco : Trouvez-vous que cette vision mensuelle a changé ou évolué si l’on compare la situation actuelle à celle que vous avez vécu à votre arrivée sur la scène artistique?

YAO : Aujourd’hui, il y a beaucoup plus d’initiatives, surtout depuis le Black Lives Matter, qui nous font sortir de cette vision et qui permettent aux artistes noirs de ne pas rester cantonnés dans une boîte. Les programmations sont de plus en plus éclectiques à l’année, on voit des artistes noirs en novembre, en janvier, en mai…

Le Franco : Ces ajustements permettent-ils, de manière générale, de donner une meilleure visibilité aux expériences afro-descendantes?

YAO : C’est une grosse question. Je vais vous donner une perspective.

La décennie comprise entre 2015 à 2024 est officiellement, selon l’ONU, consacrée aux personnes d'ascendance africaine. […] Combien de personnes le savent? J’estime qu’il y a beaucoup plus qui aurait dû être fait par rapport à ça. Le gouvernement fédéral, lui-même, a pris deux ans pour reconnaitre cette décennie.

Je tempère mon propos en disant, oui, il y a eu beaucoup d’améliorations, il y a une meilleure visibilité, mais c’est quand même important de mentionner qu’on pourrait toujours faire plus.

Le Franco : Vous avez abordé brièvement la question de représentation dans le milieu artistique, est-ce qu’il y a d’autres sphères qui vous inquiètent, où il manque de représentation de personnes noires au pays?

YAO : J’estime que le manque de représentation est visible dans pratiquement toutes les sphères. Ce n’est pas la faute à quelqu’un en particulier, c’est simplement une réalité tangible que l’on se doit d’aborder. On devrait agir de manière commune pour combler ce manque, sans nécessairement parler de discrimination positive, mais plutôt en mettant de l’avant, de manière plus efficace, les compétences de toutes les communautés.

Si on prend aléatoirement un domaine comme l’ingénierie, on peut conclure facilement, sur le fait, qu’il n’y a pas beaucoup de représentation noire. Comment s'y prend-on pour améliorer la tendance? On doit se poser des questions. Pourquoi il n’y a pas plus de jeunes noirs qui s’intéressent à l’ingénierie, pourquoi il n’y a pas plus d’enseignants et d’écoles qui poussent ces jeunes à choisir l’ingénierie?

Je le vois, à force de faire des projets d’animation culturelle dans les écoles, il y a encore des stéréotypes dans la manière dont on pousse les jeunes vers certains domaines. On devrait mettre toutes les cartes sur table et encourager tous les programmes d’études, peu importe le groupe à qui on s’adresse.

Le Franco : Quelle est, selon vous, la responsabilité des médias dans la représentation authentique et équitable des enjeux liés à la communauté afro-descendante?

YAO : On n’a pas besoin de chercher loin pour voir à quel point la représentation est importante. Prenons Obama. Combien de Noirs se sont intéressés à la politique du moment où ils ont vu un politicien noir? Les médias sont le reflet de notre société. Du moment où tu te vois et tu reconnais quelque chose qui est face à toi, tu ambitionnes d’être un jour à cet endroit. Ça devient possible.

Si les médias ne montrent pas ces exemples de réussites, les jeunes ne peuvent pas y voir là quelque chose d’accessible.

Le Franco : Rebondissons là-dessus. Comment envisagez-vous que les médias, y compris Le Franco, peuvent encourager une discussion continue sur les questions liées aux communautés afro-descendantes? 

YAO : Il y a toujours deux côtés à une médaille. Je vais utiliser la musique en exemple. Aujourd’hui, on est à l’ère de la consommation passive de musique. Les gens ne font plus d’efforts pour chercher et découvrir de nouveaux artistes. Tout leur est donné tout cru dans le bec. Tu vas sur Spotify, tu trouves une playlist et tout est là.

Pourquoi est-ce que je fais ce parallèle? Parce que j’estime qu’aujourd’hui, beaucoup de médias sont devenus passifs. On leur envoie de l’information, ils font du copier-coller. Il n’y a plus de recherche. Je comprends la réalité structurelle. Les médias manquent de fonds, manquent de personnel. Mais j’estime quand même qu’il y a un travail actif à maintenir. Est-ce que vous cherchez à savoir ce qui se passe dans votre communauté ou êtes-vous assis en train d’attendre qu’on vous envoie des communiqués de presse?

Approchez les communautés ethnoculturelles en leur demandant des renseignements! Qui sont vos leaders? Quels sont vos organismes clés? Avez-vous des nouvelles à nous partager? En ouvrant le dialogue, on peut voir qu’il y a des pistes de réflexions et de représentations auxquelles ont auraient pas pensé.

Le Franco : Comment percevez-vous le rôle ds arts dans la contribution à un dialogue continu sur les enjeux du racisme, de la diversité, etc.?

YAO : C’est un rôle que je trouve très important. En grandissant, j’ai entendu une phrase qui disait que l’art était l’âme d’un peuple. Pensez-y, on arrive à reconnaitre toute une génération, une civilisation à travers son art. Je me suis dit, si l’art est l’âme d’un peuple, peut-être que la musique en est la voix, l’art visuel, les yeux, l’art culinaire, le goût. 

Il y a une raison pour laquelle lorsqu’il y a un coup d'État dans un pays, on musèle d’abord les artistes.

Le divertissement est une partie de l’art, mais on se doit aussi de comprendre notre rôle, de pointer du doigt les injustices. Lorsqu’on a commencé à parler de l’épidémie du crac aux États-Unis, c’était parce que les rappeurs avaient commencé à en parler dans leurs chansons. Lorsqu’on a commencé à se pencher sur la question des ghettos et de la violence policière, c’est parce que les rappeurs en parlaient dans leurs chansons.

Maintenant, on en parle, on s’indigne parce qu’on voit des vidéos sur les réseaux sociaux, mais ça fait longtemps que les artistes en parlaient.

Le Franco : Avec les réseaux sociaux, les chambres d’écho qui se créent, n’avez-vous pas l’impression que les artistes sont limités dans leur capacité à aller rejoindre et sensibiliser des personnes qui auraient pourtant besoin de s’ouvrir à la différence? 

YAO : Les réseaux sociaux, ça donne de la visibilité, mais il y a énormément de messages pertinents qui sont dilués dans la masse. En anglais, on utilise une expression qui parle beaucoup : There’s a lot of noise. (Il y a beaucoup de bruit.) […]

Aujourd’hui, n’importe qui peut créer son podcast, raconter des conneries et il y a des milliers de personnes qui vont écouter et y croire. La vérité est diffuse. Ça, c’est dangereux. [...] N’importe qui peut se permettre de raconter n’importe quoi sur les plateformes au nom de la liberté d’expression. Je suis pour cette liberté d’expression, mais qui dit droit dit aussi devoir.

Le Franco : Parlant de devoir, est-ce qu’il y a, selon vous, un devoir de connaissance de ses origines pour la jeune communauté afro-descendante afin d'être consciente des enjeux qui la touche?

YAO : Il y a un proverbe africain qui dit : «Faut savoir d’où tu viens pour savoir où tu vas». Et moi, j’ai tendance à ajouter : «Mais surtout pour apprécier où tu es». [...] Moi, si je suis ici aujourd’hui, c’est parce que des artistes noirs ont défriché le chemin pour moi, ils m’ont ouvert la porte. Alors, c’est aussi mon rôle de défricher le chemin pour d’autres.

C’est en 10e année, dans mon cours d’histoire du Canada, quand mon enseignant m’a autorisé à faire mon étude indépendante sur la colonisation de l’Afrique que j’ai compris le monde.

J’ai compris pourquoi mes parents me disaient de travailler deux fois plus fort, pourquoi en m’habillant comme un gangster, j’aurais des chances de me faire profiler dans la rue par la police, pourquoi je devais éviter de faire des conneries. On vit encore dans un monde où une personne blanche qui se promène dans la rue avec un fusil se fait accoster de manière différente qu’un Noir dans le même scénario. C’est la réalité et il faut la comprendre.

Le Franco : Merci de la générosité de vos réponses. En terminant, y a-t-il un message que vous aimeriez transmettre à nos lecteurs?

YAO : Soyez curieux, allez comprendre la réalité de votre voisin, apprenez à le connaitre. C’est la seule manière que l’on va être capable d’évoluer comme société.

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  • Date de création 4 février, 2024
  • Dernière mise à jour 31 janvier, 2024
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