Pornhub, «éthique», vraiment?

Il y a trois ans, alors qu’elle se reposait avec son fils à la maison en regardant un film de Disney sur l’ordinateur familial, Christine Wing a remarqué sur l’appareil un message inattendu.


Par Émilie Gougeon-Pelletier, IJL - Réseau.Presse - Le Droit

«Votre vidéo a été téléchargée sur Pornhub avec succès», pouvait-elle lire à l’écran.

«C’était un beau dimanche matin, et mon garçon et moi, on se reposait devant un petit film. Quand le film a pris fin, j’ai fermé la page, et j’ai reçu une notification», se souvient la jeune mère ontarienne, alors séparée du père de son enfant depuis un an.

Son ex-conjoint, a-t-elle compris, venait de télécharger sans son consentement, sur ce site de diffusion de vidéos pornos, trois films de leurs ébats sexuels, tournés alors qu’ils étaient encore ensemble.

Mme Wing a tout de suite demandé à la plateforme que les vidéos soient retirées et cela a été fait rapidement, affirme-t-elle.

Reste que ces images n’auraient jamais dû être acceptées par le site de pornographie, estime Wing.

«Si je n’étais pas tombée sur ce courriel, je n’en aurais eu aucune idée. Ça aurait pu être là pendant des années. Et je pense à toutes les femmes qui, elles, n’en ont aucune idée, jusqu’à ce que quelqu’un les reconnaisse.»

—  Christine Wing

Poursuite d’un demi-milliard

En 2022, la jeune mère a donc décidé de lancer un recours collectif de 500 millions de dollars en dommages contre Pornhub. Car le site compte beaucoup d’utilisateurs. Le géant de la porno a plus de 150 millions de visiteurs actifs au quotidien, qui y téléchargent les films de leurs activités sexuelles ou viennent regarder les vidéos XXX d’autres internautes. Pornhub, affirme la société londonienne Similarweb, spécialisée dans la mesure des audiences techno, est parmi les 15 sites web les plus fréquentés au monde.

Et Pornhub a été acheté en mars dernier par Ethical Capital Partners, une entreprise de capital-investissement d’Ottawa, qui a promis d’en faire une entreprise «éthique».

Mais l’est-elle?

Comme Christine Wing l’a fait en 2022, des centaines de personnes alléguant une panoplie de formes d’exploitation et d’abus sexuels ont intenté des poursuites judiciaires contre le géant de la pornographie en ligne, aux États-Unis et au Canada.

En juillet, la firme d’avocats qui représente Mme Wing, Diamond & Diamond, a déclaré que son recours collectif serait transformé en un «délit de masse», ou «mass tort», une formule qui permettrait à chaque plaignante le contrôle total sur son propre cas, y compris son règlement.

L’entreprise qui possède le site ne commente pas les poursuites en cours, a fait savoir en entrevue Solomon Friedman, un avocat criminaliste d’Ottawa qui fait partie des partenaires fondateurs d’Ethical Capital Partners.

«Sexuellement positif»?

En mars dernier, cette firme a fait l’acquisition de Aylo, l’entreprise chapeautant Pornhub, autrefois appelée Mindgeek et dont les bureaux sont principalement à Montréal. Ethical Capital Partners a promis de redorer l’image de l’entreprise. Elle a assuré, par communiqué, qu’elle adopterait «des protocoles de sécurité en ligne les plus récents et les meilleurs disponibles pour garantir qu’il reste un leader de classe mondiale en matière de confiance et de sécurité et que ses plateformes soient des espaces inclusifs et sexuellement positifs pour les adultes».

Pornhub était dans la tourmente depuis quelques années.

La plateforme avait été poursuivie, avait fait l’objet de reportages mettant en cause son sens «éthique» et avait été accusée de ne pas modérer adéquatement ses contenus afin d’empêcher, notamment, la «revenge porn», la mise en ligne d’images de mineurs, de violences sexuelles sans consentement, d’exploitation sexuelle et de vidéos filmées et/ou téléversées à l’insu des figurants.

Mais Solomon Friedman affirme qu’il est faux de dire que Aylo n’effectue pas de modération de contenu.

«Je peux vous dire que chaque élément de contenu disponible sur notre site a été entièrement examiné par un modérateur humain qui l’a regardé du début à la fin avec l’audio. J’ai vu les modérateurs au travail. J’ai examiné ce processus. Nous modérons chaque élément de contenu», a-t-il déclaré au Droit.

L’affirmation de Me Friedman est contestée par Jennifer Dunn, directrice exécutive du London Abused Women’s Centre, un centre de traitement de la violence conjugale à London, en Ontario, où on trace un lien direct entre la violence croissante de la pornographie en ligne et la violence contre les femmes dans la vraie vie.

«Ils disent que tout leur contenu est vu par des modérateurs humains, mais c’est complètement ridicule d’imaginer que c’est possible.»

—  Jennifer Dunn

Il faudrait, selon elle, des centaines de milliers d’employés pour visionner toutes les vidéos qui sont téléchargées sur les sites de la compagnie. Et pour les analyser.

«Et ça, c’est en présumant que ces individus ont la capacité de comprendre les différents types de données démographiques, comme l’âge, et à quoi ressemble le consentement.»

Une entreprise d’Ottawa

Le groupe d’investisseurs d’Ethical Capital Partners, basé à Ottawa, est dirigé par le fondateur de l’un des plus grands détaillants de cannabis au Canada, Rocco Meliambro.

Il comprend aussi un retraité du programme contre le crime organisé et les drogues de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), Derek Ogden, ainsi que des avocats et des lobbyistes.

Mais Ethical Capital Partners refuse de rendre publique l’identité de tous ses investisseurs. «Il y a un stigma attaché à cette industrie, malheureusement, et ces temps-ci, ça ne fait que croître», explique Solomon Friedman.

Il affirme que certains des individus associés à l’industrie du divertissement pour adultes reçoivent des commentaires haineux et des menaces. «La désinformation par les extrémistes anti-pornographie» en sont essentiellement responsables, selon lui.

Utilisateurs vérifiés

Me Friedman assure donc que l’entreprise a mis un terme aux téléchargements de vidéos d’utilisateurs non vérifiés. Pour devenir un utilisateur vérifié, il faut présenter une pièce d’identité valide en s’inscrivant sur le site.

«Nous avons plus de 500 000 téléchargeurs vérifiés. Ce sont des adultes responsables qui ont fait un choix légal de s’engager dans ce travail. Nous croyons fermement que le travail du sexe mérite la dignité et une protection juridique.»

—  Solomon Friedman

Mais selon Jennifer Dunn, ce programme d’utilisateurs vérifiés ne garantit pas le consentement de toutes les personnes qui figurent sur ces vidéos, comme Christine Wing.

En allant sur le site et en écrivant le mot-clé «consentement» dans la barre de recherche Le Droit est tombé sur une vidéo intitulée, en anglais, «Mon copain pervers m’humilie et télécharge des photos sans mon consentement».

Nous l’avons signalée et le site nous a répondu qu’il s’agissait d’une traduction erronée. «Après un examen plus approfondi, nous avons déterminé que l’une des traductions soumises par l’utilisateur ayant mis en ligne la vidéo, reflétée dans le lien que vous avez fourni, n’est pas cohérente avec le titre principal initialement soumis lors de la mise en ligne et approuvé.»

Cette traduction du titre n’est pas conforme aux conditions de service de Pornhub, a fait savoir l’entreprise, qui affirme avoir depuis «supprimé cette traduction» et «lancé un audit de toutes les traductions fournies par cet utilisateur pour ses autres téléchargements de contenu».

Or la vidéo, qui a été visionnée plus de 200 000 fois, était toujours en ligne avec le même titre au moment de la publication de cet article.

Enquêtes policières

Le FBI a récemment complété une enquête de 30 mois sur la relation de la société mère de Pornhub avec une boîte de production pornographique visée par des allégations de trafic sexuel. Aylo affirme maintenant avoir conclu un accord de poursuites différées avec le bureau du procureur des États-Unis à New York qui permettrait à la compagnie d’éviter de faire face à des accusations par la police fédérale américaine.

Au Canada, plus de 70 parlementaires fédéraux ont demandé à la GRC de mener elle aussi une enquête criminelle sur Pornhub, en 2021.

Mais dans un courriel envoyé au Droit vendredi dernier, la GRC n’a pas voulu confirmer ou infirmer s’il y a bel et bien enquête en cours.

Redorer le blason de Pornhub

Solomon Friedman, de Ethical Capital Partners, assure qu’au cours des derniers mois l’entreprise a travaillé fort pour redorer le blason de ses sites.

Désormais, lorsqu’un internaute fait une recherche pour du contenu illégal, un lien le mène vers des ressources en santé mentale «pour les personnes troublées par leur intérêt sexuel ou leur comportement impliquant des enfants», dit-il. Toutefois, cette ressource n’est actuellement pas disponible en français.

Solomon Friedman affirme aussi que son entreprise a maintenant des partenariats avec les forces de l’ordre et des organismes américains de surveillance de crimes liés à la traite des personnes et aux abus sexuels envers les mineurs.

Il indique aussi que depuis le début de l’été, Ethical Capital Partners a mené des consultations auprès de groupes d’intérêts et des politiciens qui travaillent sur ces questions, comme la sénatrice Julie Miville-Dechêne, co-présidente du Groupe multipartite de lutte contre l’esclavage moderne et la traite des personnes.

«Nous avons eu un bel échange avec la sénatrice», affirme M. Friedman.

Mais cette rencontre avec les nouveaux proprios du géant de la pornographie en ligne n’a «pas convaincu» la sénatrice et ancienne présidente du Conseil du statut de la femme du Québec.

Celle qui a déjà manifesté devant les bureaux de Mindgeek, à Montréal, et qui a déposé un projet de loi pour protéger les enfants contre de tels contenus lorsqu’ils utilisent l’Internet, attend plus de gestes «éthiques» de la part du géant. «Pour l’instant, dit-elle, la preuve n’est pas encore faite.»

Mme Miville-Dechêne déplore surtout le manque de sérieux de la compagnie quand vient le temps de mettre des barrières pour que les enfants ne soient pas exposés au contenu de divertissement adulte. «On protège les enfants de l’alcool, de la marijuana, alors comment se fait-il qu’on ne les protège pas dans le cas de la pornographie?», demande-t-elle.

Vérification de l’âge

Les vidéos de Pornhub peuvent présenter des images extrêmement troublantes, note la sénatrice. «Toutes les études démontrent que de commencer sa vie sexuelle en étant exposé à des images aussi brutales, violentes et sexistes, c’est dangereux.»

Vérification de l’âge

Sur Pornhub, la vérification de l’âge des utilisateurs se limite à un encadré, au début de la visite du site Web, qui demande si oui ou non, vous avez 18 ans ou plus.

L’entreprise a récemment proposé au Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) d’introduire un contrôle parental intégré à tous les téléphones cellulaires vendus au pays.

La sénatrice se dit ouverte à toute solution permettant une réelle vérification d’âge, mais elle demeure sceptique.

«Que font-ils? Ils proposent une solution qui ne les met pas en cause», remarque-t-elle.

La sénatrice estime qu’une compagnie de divertissement adulte qui comporte le mot «éthique» dans son nom doit aussi le porter dans ses valeurs.

«C’est très bien d’avoir de bonnes intentions, dit Mme Miville-Dechêne. Mais l’important, c’est d’appliquer les beaux principes d’éthique dans la réalité.

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  • Date de création 27 novembre, 2023
  • Dernière mise à jour 27 novembre, 2023
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