Pollution et colonialisme : les eaux troublées du Lac des Bois

Sur les rives du Lac des Bois, en Ontario, la pollution de l'eau menace la vie traditionnelle des Anishinaabeg de Naongashiing. Lenny Gibbins, membre du conseil de bande, témoigne des ravages causés par la contamination, soulignant comment l'héritage de la colonisation continue d'affecter les communautés autochtones. Comment la vision à deux yeux, alliant savoirs autochtones et occidentaux, peut-elle être la clé pour préserver cet écosystème fragile?

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Hugo Beaucamp

IJL – Réseau.Presse – La Liberté

« La première chose que les Aînés nous disent, c’est que lorsqu’ils étaient enfants, ils pouvaient boire l’eau directement depuis le lac. »

À la question de savoir si la pollution de l’eau a eu un impact sur sa communauté, c’est la première chose que répond Lenny Gibbins, « Len » pour les intimes.

Lenny Gibbins est coordonnateur de recherche sur les terres et membre du conseil de bande des Anishinaabeg de Naongashiing, de la Première Nation de Big Island. Sur le Lac des Bois, dans le nord-ouest ontarien, au sud de la ville de Kenora, l’île de Big Island flirte avec la frontière américaine. Sur le continent, la réserve Big Island, elle, se trouve sur les bords de la rivière Big Grassy, à un peu moins de quatre heures de route de Winnipeg en passant par les États-Unis.

La pêche est profondément ancrée dans la communauté de Lenny Gibbins. Elle fait partie intégrante de la culture des Premières Nations Naongashiing qui détiennent la plus importante allocation de permis de pêche commerciale dans le Traité n˚3.

« Lorsque nous avons choisi nos parcelles de terre, nous avons sélectionné les endroits à proximité de zones de frai, pour pouvoir récolter après les accouplements. Nous faisions déjà cela bien avant la signature des Traités », explique-t-il.

Au bord du Lac des Bois, l’amour de la pêche se transmet de génération en génération. « Enfant, mon père nous emmenait pêcher avec mon frère et ma sœur les fins de semaine. Après l’école aussi, nous allions lancer nos lignes dans la baie. Pour ce qui est de la pêche aux filets traditionnelle, ce sont mes tantes qui me l’ont enseignée. Elles m’ont appris comment et où elles tendaient les filets. J’ai appris très tôt et je l’enseignerai aussi à mes enfants. »

Les effets de la pollution

Aujourd’hui, celui qui a grandi sur le Lac des Bois et ses alentours témoigne des impacts de la pollution et du réchauffement climatique qu’il a pu observer au fil des années.

« Les périodes de pêche ont changé, dit-il. Je suis sur ce lac depuis tout petit et les périodes de frai aussi semblent décalées de deux ou trois semaines. Et les poissons sont plus petits. »

Lenny Gibbins mentionne également que les dorés présentent de plus en plus de cas de sarcome dermique (tumeurs). Il y voit un lien avec la crise environnementale, mais le sarcome dermique est causé par un rétrovirus. À l’heure actuelle, rien ne démontre qu’il existe un rapport entre la qualité de l’environnement et la prolifération de cette condition.

Toutefois, la qualité de l’eau joue bien sûr un rôle sur la santé des poissons. « Historiquement, les esturgeons étaient abondants dans ce lacs. Ils sont maintenant en danger critique », rappelle Lenny Gibbins. En raison de l'activité humaine, et des modifications de ses habitats, la situation de ce poisson, à la fois le plus vieux et le plus répandu en Ontario, est devenue préoccupante. Le Comité de détermination du statut des espèces en péril en Ontario estime que l’esturgeon jaune est une espèce « menacée ».

De mal en pis

Au-delà des effets directs sur la faune aquatique, « c’est toujours plus ou moins lié à la pêche, mais ces derniers temps, il y a beaucoup plus de prolifération d’algues et moins de glace sur le lac en hiver ».

« Je pense que nous ressentons encore les répercussions du passé. Il existe dans la région beaucoup d’anciennes mines qui déversent des contaminants dans les eaux. »

La Province de l’Ontario compte 35 mines en activité. L’une d’entre elles, une mine d’or, se trouve entre International Falls et le Lac des Bois. Et les exploitations minières peuvent effectivement être une source importante de pollution. Braedon Humeniuk, boursier Vanier et doctorant à l’Université du Manitoba, est écotoxicologue. Le champ de ses recherches est varié, de l’étude des macrophytes (plantes aquatiques visibles à l’œil nu) à l’impact du chlorure dans les eaux douces, le jeune homme Métis a une connaissance approfondie des conséquences de l’activité humaine, et notamment des mines, sur les eaux douces du pays.

« Les exploitations minières peuvent libérer des nutriments dans les sédiments, ce qui peut contribuer à la pollution. De plus, les excavations importantes peuvent venir interrompre le phénomène de pergélisol. »

Le pergélisol est une couche du sol qui reste à une température inférieure ou égale à 0 degré Celsius. « Tout le carbone et le méthane stockés dans cette couche de terre peuvent alors remonter à la surface. »

Les sources de pollution sont nombreuses, et si certaines viennent d’activités passées, ce n’est pas le cas de toutes.

« La prolifération des algues est un gros problème sur le lac Winnipeg, explique Braedon Humeniuk. Le phosphore est la cause principale de l’eutrophisation. Nous en ajoutons dans nos champs agricoles ou encore dans nos shampooings. Les phytoplanctons et les algues les consomment puis remontent à la surface. Par conséquent, la lumière ne peut plus pénétrer sous l’eau, et les plantes au fond ne peuvent plus faire de photosynthèse et produire d’oxygène. Cela crée des zones mortes. »

Selon l’expert, les stations d’épuration du nord du pays accusent encore trop de retard technologique pour résoudre le problème. Alors des méthodes alternatives ont dû être adoptées pour se débarrasser du phosphore, à savoir l’utilisation de chlorure, que l’on trouve dans le sel. Mais là encore, l’atome est problématique. Lui non plus ne se dégrade pas, il s’accumule.

Or sel et eau douce ne font pas bon ménage, et les choses risquent d’empirer, notamment en raison du réchauffement climatique.

« Si les températures augmentent, le niveau de l’eau va forcément baisser, la concentration de pollution et de salinité va automatiquement augmenter, et leurs effets seront d’autant plus importants. » Pour illustrer cela, il suffit d’imaginer une mouche dans une pièce. Plus la pièce est grande, moins grandes sont les chances de l’apercevoir.

Pollution et colonialisme

Environ 20 % des ressources mondiales d’eau douce coulent au Canada, il suffit de jeter un rapide coup d’œil à une carte pour réaliser que le pays est effectivement parsemé de lacs, bien souvent reliés les uns aux autres par presque autant de rivières et divers cours d’eau. Par conséquent, les menaces qui pèsent sur les uns pèsent aussi sur les autres. Après tout, les contaminants voyagent avec les courants.

Mais, après la faune et la flore, les premières victimes des effets de la pollution de l’eau, comme de la terre d’ailleurs, sont les communautés autochtones. Tout en mentionnant le travail de l’auteur Max Liboiron, Pollution is Colonialism (2021), Braedon Humeniuk souligne que le mode de vie, de pair avec le modèle de recherche occidental prédominant, participent grandement à cela.

Par exemple, les réglementations pour la qualité de l’eau potable au Canada, publiées par Santé Canada, stipule que 0.010 mg d’arsenic par litre d’eau est un taux acceptable. Seulement l’arsenic fait partie de la liste des produits chimiques éternels.

« Une fois qu’un produit chimique éternel entre dans un système, il n’y a aucun moyen de s’en débarrasser. » Le chercheur manitobain illustre alors ses propos avec un cas funestement célèbre : celui du DDT, qui a fait le sujet principal du livre de Rachel Carson, Printemps silencieux (1962), un ouvrage qui, au début des années 1960, dénonçait l’impact des pesticides sur l’environnement. « Le DDT était fabriqué et utilisé en abondance tant il était efficace pour se débarrasser des pestes. Mais Rachel Carson, qui se rendait au même endroit chaque printemps, a réalisé que le chant des oiseaux se faisait de plus en plus silencieux. Il s’est avéré que le DDT affectait les œufs des oiseaux, provoquant la mort des oisillons. » Ces observations ont entraîné des recherches sur les effets indirects que pouvaient causer certains produits, pour finalement tirer la conclusion suivante : « Tout ce qui est conçu pour cibler une chose affecte inévitablement tout le reste. »

Aujourd’hui, le DDT est toujours utilisé dans certains pays pour contrôler la prolifération des moustiques et la propagation de maladies comme la malaria.

« Le DDT est bon marché et la gestion des risques liés aux moustiques est nécessaire », fait valoir Braedon Humeniuk. Mais en s’attaquant à un problème immédiat, l’on crée alors d’autres problèmes pour l’avenir.

« Nous pensons que nous pouvons nous permettre une certaine quantité de pollution. Mais ces produits contaminants doivent aller quelque part, et ils finissent éventuellement par affecter les terres traditionnelles. »

Pourtant, tout comme pour l’eau potable, des règlementations existent aussi pour la qualité de l’environnement. Des règlementations promulguées par le gouvernement fédéral. Seulement, pour l’écotoxicologue, un problème subsiste : « Avec moins d’infrastructures dans le nord, moins de surveillance, les peuples autochtones sont davantage touchés. »

Une vision à deux yeux

C’est désormais bien connu et très largement médiatisé : la crise climatique est une urgence et la préservation de l’environnement, un devoir, comme le rappelle Carol McBride, présidente de l’Asso-ciation canadienne des femmes autochtones. « Nous devons nous assurer de partager nos savoirs et de respecter nos ressources pour qu’elles soient suffisantes pour la génération à venir. »

Et certains gouvernements commencent à prendre la question au sérieux. « Il y a eu, au fil des années, certaines mesures visant à protéger l’environnement, souligne Lenny Gibbins. » En 2019 l’Ontario présentait son Plan de modernisation du programme d’évaluation environnementale de la province. « L’eau s’est considérablement améliorée depuis l’introduction d'une politique environnementale dans la région, déclare le pêcheur, mais il faudra tout de même beaucoup de temps au lac pour se nettoyer. »

L’un des points évoqués dans le plan de la Province était la promesse de se rapprocher des communautés autochtones lors de la préparation de projets, et Lenny Gibbins confirme que cet engagement a été respecté.

Pour Braedon Humeniuk, ce travail de concert est d’une grande importance. « Les lignes directrices et les règlementations définies par le gouvernement se basent et s’adaptent à des zones à forte population. Mais en raison de leurs interactions directes avec l’eau et la terre, les communautés autochtones et leurs moyens de subsistance sont plus fortement affectés. » Pour ce Métis manitobain, il faut donc changer d’approche.

« La vision à deux yeux consiste à utiliser les connaissances traditionnelles autochtones et les combiner avec le système de connaissances occidental, pour parvenir à une vérité scientifique objective. Les scientifiques doivent s’éloigner des systèmes dominants et collaborer. »

 

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Photos :

  • Lenny Gibbins est coordinateur de recherche sur les Terres et membre du conseil de bande des Anishinaabeg de Naongashiing, de la Première Nation de Big Island. + photo : Gracieuseté Lenny Gibbins
  • Braedon Humeniuk, boursier Vanier et doctorant à l’université du Manitoba, est écotoxicologue. + photo : Hugo Beaucamp
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  • Date de création 29 septembre, 2023
  • Dernière mise à jour 3 novembre, 2023
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