Petites fermes: gros risque au revenu minime

Quelques heures seulement peuvent sceller le sort d’une saison – et des revenus générés – en agriculture. Un grand vent ou une température trop froide au printemps, par exemple, peut gâcher la production. Après deux années difficiles financièrement, 2023 s’annonçait comme une année charnière pour la Ferme l’Artisan. Au bout du compte, les sautes d’humeur de la météo ont sonné le glas pour deux passionnées de ce mode de vie.

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Charles Fontaine

IJL – Réseau.Presse – Le Droit

Quand Audrey Lizotte et Mireille Leroux ont acheté leur verger à Fournier en 2014, les événements météorologiques se faisaient plutôt rares. Dans les dernières années toutefois, Dame Nature a affecté leurs pommiers de sorte qu’elles ont perdu plus de la moitié, voire la totalité de leurs revenus habituels.

La nuit du 17 au 18 mai aura été catastrophique pour les entrepreneures agricoles. La chute du mercure à -6°C a provoqué un gel des fleurs de leurs pommiers.

«C’est impardonnable, la saison est finie», dit catégoriquement Mme Lizotte.

C’est la goutte qui a fait déborder le vase: les amoureuses ont décidé de mettre fin à leurs opérations.

«Financièrement, si tu as juste une année sur deux qui est viable, l’entreprise ne peut pas vivre, ajoute l’agricultrice de 39 ans. Ce n’est pas viable économiquement et on ne peut pas absorber des chocs comme ça pour notre santé mentale. Il faut que tu aies des reins financiers solides.»

Stress monétaire

Il est bien connu que les aléas de la nature sont de plus en plus fréquents en raison du réchauffement climatique. Pluie, sécheresse, vents, invasion d’insectes: les agriculteurs peuvent avoir pris toutes les précautions nécessaires, en vain. Le dernier mot revient à la nature.

Cette réalité cause du stress et de l’anxiété chez de nombreux travailleurs.

«Aussitôt que le printemps arrive, je vivais beaucoup d’anxiété, raconte l’entrepreneure. Est-ce qu’il y aura des bourgeons et des fleurs? Ce sont trois semaines cruciales. S’il y a des problèmes à ce moment-là, tu sais déjà ce qui va se passer à l’automne. La période entre les deux est vraiment longue. Je faisais de l’anxiété par rapport à des éléments que je ne pouvais pas contrôler et dont je ne verrai pas le résultat avant de sitôt.»

Mme Lizotte n’est pas la seule à vivre ce genre d’angoisse.

Selon un sondage mené en 2021 par l’Université de Guelph, le quart des fermiers aurait songé au suicide et 76% d’entre eux vivent du stress de niveau modéré à élevé.

En n’entretenant que six acres de culture, la Ferme l’Artisan n’a pas eu droit aux diverses assurances agricoles offertes par le gouvernement. Pour augmenter sa rentabilité, elle devrait varier sa production, en plus des pommes, de l’ail et des citrouilles.

«On devait se diversifier, mais les investissements de départ sont énormes pour une culture, soutient Mme Lizotte. Et il faut attendre plusieurs années avant de pouvoir récolter.»

Mode de vie: agricultrice

Dans les faits, le couple s’affairait aux champs 365 jours par année pour huit semaines de ventes. Si un obstacle gâchait leur production en début d’année, leurs revenus en étaient grandement impactés.

Mme Lizotte en arrive au constat que pour survivre en agriculture végétale, un revenu extérieur ou un compte en banque bien garni est quasi nécessaire.

Elle assure toutefois que sa clientèle était au rendez-vous chaque saison.

«J’ose croire que l’agriculture de petite surface ne devrait pas fonctionner que par des gens qui ont un revenu extérieur. C’est triste, mais c’est la réalité. On a besoin d’un coussin financier pour y arriver. J’ose croire qu’on peut s’en sortir, mais d’un autre côté, j’ai plein d’amis qui ont commencé à faire des paniers de légumes et qui ont arrêté après trois ans, parce que c’est très difficile. Je ne peux pas m’asseoir une journée sans travailler. C’est un mode de vie, ce n’est pas un emploi.»

En tant que travailleuse autonome, l’agricultrice doit s’occuper de tout: champ, comptabilité, communication, etc.

«Avec le recul, je referai l’expérience, assure-t-elle. Je sors d’ici avec une expérience complète d’entrepreneure qui va me servir ailleurs.»

Elle fait cependant une croix sur la production végétale.

«Je trouve ça dommage d’en arriver là, parce qu’on s’est tellement battu pour survivre, mais on est beaucoup [d’agriculteurs] à devoir abandonner. Je ne suis pas amère, mais il manque manifestement de l’aide et du financement pour que les petites entreprises survivent.»

Psychologue agricole

Mme Lizotte a dû consulter un thérapeute en santé mentale il y a deux ans. Elle s’estime chanceuse d’avoir pu recevoir de l’aide assez rapidement. Elle est maintenant en attente depuis plus d’un an pour consulter à nouveau.

En vertu des problèmes de santé mentale courants dans le milieu agricole, des psychologues spécialisés en agriculture seraient de mise selon elle.

«C’est clair qu’il manque de ressources. Si on parle de nos problèmes à des gens qui ne s’y connaissent pas. Ça ne leur dit rien. Ce n’est pas tout le monde qui réalise que ce travail, c’est 24h sur 24. Il y aurait tout avantage à avoir des psychologues spécialisés en agriculture.»

Le couple n’a pas encore essayé de trouver une relève. L’espoir reste mince.

Mme Lizotte, qui a enseigné dans le programme d’agriculture à La Cité, sait à quel point les étudiants sont frileux à l’idée d’acheter une terre.

«Personne ne va payer le million pour acheter le terrain.»

Elle répète que le gouvernement ontarien doit offrir plus de subventions aux agriculteurs. 

«L’agriculture, c’est la base de la chaîne. Toutes les étapes du système sont importantes, mais c’est nous qui travaillons le plus pour le moins de revenus. Des subventions inciteraient plus de gens à se lancer en affaires et aideraient les autres à grandir.»

Elle se fie pour l’instant au salaire de sa conjointe, qui travaille dans un poulailler. Les œufs sont vendus aux producteurs d’œufs de l’Ontario, donc le revenu annuel est assuré.

Après dix années dans les champs, Audrey Lizotte accroche donc ses bottes. Elle doit prendre du recul avant de s’engager dans un autre projet.

La nature aura eu le dessus sur sa passion.

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Photos

Le couple propriétaire de la Ferme l'Artisan, Mireille Leroux et Audrey Lizotte, ont pris la décision de fermer leur ferme maraîchère. (Etienne Ranger/Le Droit )

Les fleurs des pommiers ont flanché durant la nuit du 17 au 18 mai dû au froid. (Etienne Ranger/Le Droit )

Audrey Lizotte, à l'avant-plan, et Mireille Leroux, ont été victimes des aléas de la nature, qui ont mis un terme à leur production. (Etienne Ranger/Le Droit )

Les deux agricultrices ont mis tous leurs efforts pour faire vivre leur projet pendant dix ans. (Etienne Ranger/Le Droit )

En vertu des problèmes de santé mentale courants dans le milieu agricole, Audrey Lizotte croit fermement que des psychologues spécialisés en agriculture seraient de mise pour venir en aide à ses pairs, victimes d'un grand stress. (Etienne Ranger/Le Droit )

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  • Date de création 8 janvier, 2024
  • Dernière mise à jour 8 janvier, 2024
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