Occupation d'Ottawa: les nounours et les camionneurs

ÉMILIE GOUGEON-PELLETIER

Initiative de journalisme local — Le Droit

Les amateurs d’Histoire de jouets se souviendront de Lotso L’ours Câlin, soigneusement récupéré par un éboueur affectueux. Après un doux câlin, l’ourson en peluche ne gît plus au bord de la route, mais plutôt accroché au grillage avant du camion à ordures. Au Canada, un tout autre câlin d’ours a marqué l’histoire, l’hiver dernier.

Un froid glacial règne sur la capitale fédérale. Emmitouflés, vêtus de leurs plus chauds habits et masqués en raison des mesures de santé publique liées à la COVID-19, les résidents d’Ottawa qui ont risqué de mettre le pied dehors se dépêchent de rentrer chez eux.

Au centre-ville, les moteurs des camions-remorques, stationnés depuis plusieurs jours déjà, continuent de vrombir bruyamment. La distanciation physique recommandée par les différentes agences de santé publique à travers le pays est un souvenir lointain pour les milliers d’individus présents pour s’y opposer farouchement.

On peut lire la phrase «hug a trucker» sur des casquettes, sur des autocollants apposés sur les véhicules et sur des pancartes.

Nous sommes le 14 février 2022. Le gouvernement fédéral vient d’invoquer la Loi sur les mesures d’urgence pour mettre fin à l’occupation du centre-ville d’Ottawa par le groupe de manifestants opposés à la vaccination des camionneurs, autoproclamé «Convoi de la liberté».

Il y a 20 jours, peu avant l’arrivée des premiers camionneurs, le Service de police d’Ottawa (SPO) a appris que la manifestation «pacifique et amicale» des camionneurs qui roulaient vers la Ville d’Ottawa se nommait «Operation: Bear Hug». «Projet: câlin d’ours», en français.

Et pendant cette période d’occupation qui aura duré plus de trois semaines, la dernière chose que les résidents d’Ottawa voulaient faire, c’était de faire un câlin à un camionneur.

Définitions

L’expression «câlin d’ours» comporte plusieurs définitions.

En politique, on qualifie parfois - de façon péjorative - les personnes qui s’inscrivent dans les mouvements qui prônent une sensibilité face à la justice sociale et à la lutte contre la discrimination de «calinours», comme on le fait avec le mot «woke».

«Chez les conservateurs, il y a une place autant pour les nationalistes qui sont tannés des chicanes que pour les fédéralistes qui n’en peuvent plus de voir Justin Trudeau vivre dans son monde de calinours», avait déclaré en 2018 celui qui était alors chef du Parti conservateur du Canada, Andrew Scheer.

Dans le monde des finances, un «câlin d’ours» est un terme que l’on utilise lorsqu’une société offre un prix très élevé pour l’achat d’une entreprise, si élevé que les actionnaires peuvent difficilement dire non. On parle d’une prise de contrôle hostile.

En lutte et au football, «c’est une prise qui vise à prendre à bras de corps et renverser son adversaire, le jeter à terre», affirme l’ancien cadre du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), Michel Juneau-Katsuya.

Cet expert en espionnage et en sécurité nationale est aussi un ancien joueur de football universitaire. «Un bear hug, ce n’est pas délicat», note-t-il.

Mais un câlin d’ours peut aussi être exactement cela, tout simplement. Un câlin réconfortant, amical.

Et ça, les organisateurs du «Convoi de la liberté» et du «Projet: câlin d’ours» le savaient très bien, juge Michel Juneau-Katsuya.

«Le terme ‘câlin d’ours’ était une tentative plus ou moins subtile de tromper les gens», estime le spécialiste.

Le chef par intérim du SPO Steve Bell a dit à la Commission sur l’état d’urgence que lorsqu’il a été informé du projet, il a présumé que l’expression «bear hug» signifiait que les manifestants avaient comme objectif «d’encercler Ottawa» et de forcer sa fermeture.

L’homme derrière le projet

L’homme derrière le «Projet: câlin d’ours», c’est James Bauder.

Cet Albertain organise des convois visant à faire tomber le gouvernement Trudeau depuis au moins 2019. Bien avant l’arrivée des mesures de santé publique liées à la COVID-19.

C’est son site Web, Canada Unity, qui est devenu l’outil organisationnel principal pour les individus qui voulaient se joindre au convoi.

C’est aussi sur ce site Web que James Bauder a publié le fameux «protocole d’entente», dont il est l’auteur et qui exigeait entre autres la démission du gouvernement Trudeau.

Plutôt silencieux durant l’occupation du centre-ville d’Ottawa, James Bauder avait déjà tenté de présenter son document au Sénat, en décembre 2021, lors d’un premier convoi du «Projet: câlin d’ours» qui n’avait finalement attiré qu’une quinzaine de camionneurs.

Quand on visite le site Canada Unity, «on voit que certains administrateurs s’affichent ouvertement comme des Soldiers of Odin [un groupe décrit par plusieurs comme un groupe de haine raciste, néo-nazi, anti-immigration et islamophobe], et c’est là qu’on constate que ce sont des gens qui sont de l’extrême-droite», soutient Michel Juneau-Katsuya.

Le profil du manifestant

Inusité, le «profil du manifestant» a brouillé les cartes au sein des services policiers.

«En 36 ans de carrière», l’ex-surintendant en chef de la Police provinciale de l’Ontario (PPO) Carson Pardy n’avait jamais vu une telle diversité parmi les participants à une manifestation.

«Il y avait des grands-parents, [...] deux officiers qui avaient travaillé pour moi dans le passé et aujourd’hui à la retraite qui étaient dans la foule avec les manifestants. Nous avons vu des enfants. On a vu beaucoup de policiers découragés dans la foule, des militaires, des infirmières. Donc, ce n’était pas votre groupe habituel. Et je suppose que c’était l’objectif.»

C’était aussi «la première fois que l’extrême-droite de l’ouest canadien et l’extrême-droite du Québec se rencontraient», remarque Michel Juneau-Katsuya.

Le groupe Diagolon, un réseau de personnes aux opinions néo-fascistes et militantes, et les Farfadaas, décrits comme «hostiles» et «intimidateurs» par la cheffe adjointe du SPO, Patricia (Trish) Ferguson, sont deux groupes qui étaient sous haute surveillance durant l’occupation du centre-ville d’Ottawa.

À un certain moment, Trish Ferguson a appris que certains groupes, y compris d’extrême-droite, s’étaient «joints» au mouvement, mais durant son témoignage à la commission, elle a soutenu que cela pourrait signifier plusieurs choses. «C’est peut-être qu’ils y contribuent, c’est peut-être qu’ils les soutiennent. Cela pourrait être qu’ils se tiennent sur un viaduc d’autoroute et qu’ils klaxonnent».

N’empêche, une fois sur place, il est devenu clair que les manifestants ont tenté de rendre la vie difficile aux résidents d’Ottawa pour faire pression auprès des dirigeants politiques, selon l’ex-chef intérimaire du SPO, Steve Bell.

Au Canada, on s’est trop peu attardé à la place grandissante de l’extrême-droite et on a sous-estimé l’intelligence des organisateurs du «Convoi de la liberté», juge l’ex-cadre du SCRS Michel Juneau-Katsuya.

«D’un point de vue de la sécurité nationale, il est intéressant de voir les techniques et les discours rhétoriques utilisés par l’extrême-droite. Ils avaient carrément des conversations entre eux où ils se disaient qu’il fallait changer la façon de parler, et que si on parle davantage de liberté et de câlins d’ours, l’opinion publique à leur endroit pourrait devenir plus ambivalente.»

Mais rien n’était ambivalent chez les résidents du centre-ville d’Ottawa durant l’occupation, pour qui la fougue des manifestants représentait tout sauf un sentiment de «liberté» et de «câlins d’ours».

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  • Date de création 31 octobre, 2022
  • Dernière mise à jour 31 octobre, 2022
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