Manque de ressources pour aider les survivantes

Par Émilie Gougeon-Pelletier, IJL - Réseau.Presse - Le Droit|28 juillet 2023

Annie* a passé beaucoup de temps avec des professionnels de la santé durant sa jeunesse. D’abord saisie de problèmes de comportement sévères, ensuite de troubles alimentaires, personne ne s’est arrêté pour tenter de découvrir l’élément déclencheur.

« On cherchait à régler le bobo, mais on ne cherchait pas à régler la cause du bobo. » — Annie

Aujourd’hui, des années se sont écoulées, et Annie connaît enfin la cause de ses maux : lorsqu’elle était âgée de huit ans, elle a subi de l’inceste par un membre de la famille. Et il a continué à lui faire vivre ce cauchemar jusqu’à l’âge de 12 ans.

À l’école, elle était « la méchante élève, la tannante, la troublemaker », se souvient-elle.

On lui prescrit alors des médicaments qui ont fait d’elle « un zombie ». Et alors qu’elle était toujours mineure, un accident la rend paraplégique. 

Hospitalisée pendant un an, ses troubles comportementaux, toujours inexpliqués, ne prennent pas de pause. Et au même moment, elle devient « un objet éducatif ». 

« En étant survivante d’agressions sexuelles, mon corps a déjà été utilisé de façon non consentante et traumatisante. Et là, on amène des médecins, des spécialistes de l’extérieur, nous sommes dans un environnement hospitalier universitaire, donc je suis devenue un spectacle médical. Et à cet âge, ce sont mes parents qui prennent les décisions pour moi, donc je n’ai pas non plus la possibilité d’offrir un consentement. » 

Maya* est elle aussi une survivante d’inceste et d’agressions sexuelles.

À 15 ans, elle ne savait pas que c’était anormal de devoir prendre des douches avec ses parents.

Au sein de sa maisonnée, les abus sexuels étaient normalisés.

Avant l’âge scolaire et jusqu’à la fin de l’adolescence, ce sont plusieurs années de manipulation émotionnelle et d’abus de toutes sortes qui ont fait croire à Maya qu’il n’y avait rien de mal aux attouchements et à la nudité constante de son père.

Comme Annie, elle a été aux prises avec des idées suicidaires et à des troubles comportementaux. 

Hospitalisée à plusieurs reprises, Maya se sent également abandonnée par les différents services mis à sa disposition. « Il y a deux ou trois ans, lorsque j’ai rencontré mon conjoint, il a pointé certains comportements qu’il disait anormaux. Et c’est seulement là que j’ai réalisé. »

Jusque là, personne n’avait encore tenté de détecter la source de mes problèmes de santé, affirme-t-elle. « J’ai dû être ma propre travailleuse sociale. »

Gestionnaire des services du Centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS) francophone d’Ottawa, Josée Laramée est une survivante d’inceste et de viol. 

« J’ai voulu comprendre, avec les mauvais services que j’ai reçus en psychiatrie et dans le système de la santé [...] comment ça se fait qu’on puisse se culpabiliser ainsi et normaliser les abus », souligne-t-elle.

Elle en a fait une carrière. Ça fait plus de 30 ans qu’elle œuvre auprès des femmes survivantes comme Annie et Maya.

Reprise de pouvoir

En exposant leur vécu au Droit, ces trois femmes estiment que leur témoignage représente une reprise de pouvoir. Elles militent contre la complaisance de la société face aux agressions sexuelles, qu’elles jugent encouragées par une société inégalitaire.

« Aujourd’hui, je suis une survivante qui est vivante », déclare Josée Laramée, qui chaque année donne une formation aux futurs médecins de l’Université d’Ottawa à propos de la traite humaine.

Leurs expériences au sein du système de santé sont loin d’être uniques.

La majorité des survivantes sont confrontées au manque de formation du personnel et à une incompréhension de leurs besoins, explique la gestionnaire des services.

Le CALACS francophone d’Ottawa offre toutes sortes de formations aux professionnels de la santé, mais il en faudrait beaucoup plus, selon l’organisme.

Demande en hausse, financement stagnant

Les services d’aide aux femmes sont plus en demande que jamais, mais ceux-ci doivent composer avec un financement stagnant.

En Ontario, la plupart des centres de soutien aux victimes d’agression sexuelle sont à but non lucratif et dépendent du financement de la province, des dons des membres de la communauté ou des subventions d’organismes locaux.

En 2022, une enquête provinciale menée par la Coalition ontarienne des centres d’aide aux victimes d’agression sexuelle (OCRCC) a révélé que pendant la pandémie de COVID-19, 81 % de ces centres ont vu une augmentation des appels vers les lignes d’aide en cas d’urgence.

Mais, comment peut-on s’assurer que les services nécessaires soient offerts ?

Le CALACS aimerait développer un partenariat avec l’Hôpital Montfort afin qu’une de ses intervenantes puisse offrir des services aux survivantes dans les hôpitaux.

Mais, il faut aussi insister sur le besoin des services externes, note Josée Laramée, comme des partenariats entre les institutions, tant le postsecondaire que les hôpitaux, avec les CALACS et les maisons d’hébergement.

« Le service dans l’institution, c’est correct, mais c’est important que les survivantes aient des services à l’extérieur. Il faudrait que les survivantes n’aient pas à les recevoir à l’hôpital. Elles ne sont pas malades. »

Un service de culture est nécessaire, à son avis. 

« Une culture de reprise du pouvoir. Qu’elles puissent rencontrer d’autres survivantes, qu’elles soient dans une communauté où elles pourront reprendre leur pouvoir, faire des activités ensemble, briser l’isolement, valider le vécu, normaliser les conséquences. L’hôpital ne peut pas donner ça, et il faut comprendre qu’il y a des limitations dans chaque institution. »

Prendre en compte de la personne

Par ailleurs, les services doivent être offerts par des individus qui ont une expertise tenant compte des traumatismes, insiste la directrice générale de l’organisme Courage for Freedom, Kelly Tallon Franklin.

Grâce à cet organisme, elle a aidé environ 500 jeunes filles et femmes ayant subi la traite humaine.

Elle-même survivante de ce crime, Kelly Tallon Franklin souligne que trop souvent, les victimes d’agressions sexuelles qui se présentent à l’hôpital, pour des soins de santé en lien avec une agression ou non, n’ont pas accès à des services qui tiennent comptent des traumatismes.

Elle raconte la fois où l’une des jeunes femmes qu’elle avait prises sous son aile s’est enfin laissée convaincre de se rendre à l’hôpital pour recevoir des tests de dépistage d’infections transmises sexuellement.

« Elle avait la jaunisse », se souvient Kelly Tallon Franklin. 

Quand l’infirmière a eu terminé les tests, elle lui a demandé pourquoi elle avait besoin de ces tests, relate-t-elle. « L’infirmière lui a ensuite dit que la prochaine fois, elle allait devoir prendre de meilleures décisions. »

Sous le choc, ce qu’elle a appris par la suite était encore plus troublant. La jeune fille avait le teint jaune « parce qu’une éponge était insérée en elle, probablement depuis deux ans, pour qu’on puisse la violer pendant qu’elle avait ses règles », révèle Mme Franklin.

Aujourd’hui, les deux femmes se parlent chaque semaine. « J’ai même assisté à la naissance de son bébé », se réjouit-elle.

Kelly Tallon Franklin ne partage pas cette anecdote pour rien. Elle le fait pour faire comprendre l’importance de l’accès des survivantes à des soins « avec dignité ».

« Les survivantes vous disent que tout ce qu’elles veulent, ce sont des soins éthiques par des personnes informées. Écoutez-les. [...] Nous nous battons pour l’égalité, l’équité, la diversité et les espaces inclusifs. Nous ne devons pas oublier non plus que les femmes et les filles, dans toute leur diversité, ont besoin de considérations spécialisées, surtout lorsqu’il est question de soutien à la suite d’actes criminels. »

*Les noms d’Annie et de Maya ont été changés afin d’éviter les représailles.

Si vous êtes en danger, appelez le 911 ou si quelqu’un que vous connaissez a besoin de soutien ou si vous voulez signaler un cas potentiel, appelez la Ligne d’urgence contre la traite des personnes : 1 833 900-1010. C’est un service confidentiel, gratuit et disponible 24 heures par jour, 7 jours par semaine.

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  • Date de création 28 juillet, 2023
  • Dernière mise à jour 28 juillet, 2023
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