L’Université d’Ottawa trouve-t-elle que le français coûte trop cher ?

L’Université d’Ottawa est-elle plongée dans une crise financière? Une crise de gouvernance? Une crise de transparence? Blâme-t-elle son bilinguisme pour ses difficultés ? Des membres du corps professoral le craignent et ils ne font pas confiance au recteur Jacques Frémont pour les mener à bon port.

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Émilie Gougeon-Pelletier

IJL – Réseau.Presse – Le Droit et

Ani-Rose Deschatelets, Le Droit

Tout a commencé à la mi-janvier, quand le recteur Frémont a envoyé une note interne aux membres de la communauté universitaire, pour leur faire part d’une situation financière «difficile en ce début d’année».

Dans cette note, dont Le Droit a obtenu copie, il blâme le gouvernement ontarien de Doug Ford pour cette situation, notamment en raison du gel des droits de scolarité, de leur diminution de 10%, en 2019, et du gel des subventions de fonctionnement provenant de la province.

Jacques Frémont écrit également dans cette note que l’annulation de la Loi 124 par les tribunaux ontariens force son institution à dépenser une énorme somme pour la rémunération rétroactive de plusieurs membres du personnel… Soit 10 000 membres, pour être exact, selon les données de l’université.

Mais ce sont ses propos liés au «sous-financement chronique» de la mission francophone de l’Université d’Ottawa, au coût de 50 millions de dollars par année, qui ont provoqué une levée de boucliers de plusieurs professeurs, qui craignent que ce soit une façon de préparer le terrain pour des coupes.

«Pourquoi avoir cadré un message aussi alarmiste avec la mission francophone?», se demande le professeur de l’École d’études sociologiques et anthropologiques, Martin Meunier.

«La lecture qu’on fait de cette note, c’est que c’est la faute de Doug Ford, la faute de Doug Ford, la faute de Doug Ford… et de la francophonie», ajoute M. Meunier, titulaire de la Chaire de recherche Québec, francophonie canadienne et mutations culturelles.

Le président de l’Association des professeurs de l’Université d’Ottawa (APUO), Dimitri Karmis, est d’accord. «Mettre le poids des difficultés actuelles sur le dos de la communauté francophone, c’est assez problématique, surtout si l’on considère qu’il y a d’autres manques à gagner ailleurs. Je pense que c’est une erreur de jugement de sa part d’avoir parlé de francophonie dans ce message, et c’est très inquiétant», affirme-t-il.

Le calcul de 50 millions suit une formule qui est reconnue par l’Ontario, insiste l’Université d’Ottawa, et le montant «a été récemment reconnu par un rapport de la province», a écrit M. Frémont.

Or, le rapport Harrison, auquel il fait référence, confirme que l’Université d’Ottawa a fait part d’une telle insuffisance au comité d’experts, mais que celui-ci n’a pas été en mesure de vérifier ce calcul de façon indépendante.

Six domaines sous-financés

Dans le plus récent budget annuel de l’Université d’Ottawa, publié en mai dernier, la provost et vice-rectrice aux affaires académiques Jill Scott estime que six domaines clés «souffrent particulièrement d’un sous-financement chronique».

Ces domaines comprennent, certes, le bilinguisme, mais aussi la recherche, les infrastructures, l’appui aux étudiants ayant un handicap ou des besoins particuliers, l’antiracisme et tout ce qui touche l’équité, la diversité et l’inclusion, notamment.

Les infrastructures, par exemple, se mériteraient à elles seules un investissement de 60 à 70 millions de dollars par année «pour atteindre les normes de l’industrie», compte tenu de l’état des immeubles de l’Université d’Ottawa, selon le dirigeant principal des communications de l’institution, Ricky Landry.

Dans son budget annuel, l’Université d’Ottawa affirme que sa «mission» comprend un engagement envers «la promotion de la culture française en Ontario», mais aussi l’«excellence en recherche».

L’Université d’Ottawa a enregistré, l’an dernier, un manque à gagner de 35 millions de dollars en recherche, indique Ricky Landry.

Martin Meunier ne conteste pas l’affirmation selon laquelle la province ne finance pas suffisamment la francophonie.

Il se demande surtout pourquoi le recteur Jacques Frémont a omis de parler des autres secteurs de l’institution postsecondaire qui sont eux aussi sous-financés.

La professeure titulaire à la Faculté des sciences sociales et Études politiques de l’Université d’Ottawa, Geneviève Tellier, estime que l’université est aux prises avec un «sérieux problème de gouvernance», que l’institution «manque de transparence», et elle se voit «dans un navire sans capitaine».

«C’est un problème de gestion où la seule solution qu’on a trouvée, c’est de blâmer la francophonie», déplore la politologue.

Le recteur tente de rassurer

Même si certains professeurs francophones de l’institution craignent que le bilinguisme - et donc, le français - soit le bouc émissaire des problèmes financiers observés au sein de l’institution, Jacques Frémont assure le contraire.

«Ça ne sera pas sur le dos de la francophonie, ça ne sera pas sur le dos des programmes en français. On a des obligations en vertu de la Loi sur les services en français de maintenir les programmes en français, et on n’a aucune intention de ne pas respecter nos obligations, au contraire», a-t-il affirmé au Droit, la semaine dernière.

S’il était déjà inquiet face à la situation financière de son institution, Jacques Frémont l’est encore plus, maintenant que le gouvernement fédéral a annoncé qu’il réduira, pendant deux ans, le nombre de visas étudiants acceptés au Canada.

«Oui, c’est très inquiétant, car les défis pour nous sont encore plus grands. Les droits de scolarité ont été gelés il y a quatre ans, et diminués, et les paiements de transferts de la province sont restés plats, malgré l’inflation. Donc on était déjà, avant [cette annonce], dans une situation difficile, et c’est ce que j’ai communiqué la semaine dernière», a-t-il réitéré.

Le gouvernement ontarien a maintenu à un peu plus de 305 millions son financement annuel à l’Université d’Ottawa depuis 2018, selon les données de la province.

Pour la langue française, l’Université d’Ottawa reçoit du Ministère des Collèges et Universités de l’Ontario un montant annuel de 32 millions depuis la même année.

L’an dernier, la province a augmenté de 18 millions les fonds transférés à cette institution postsecondaire pour son offre en français, et le même montant lui a aussi été octroyé pour son financement total de fonctionnement.

«Que les gens soient rassurés: il y a un capitaine, mais il y a surtout une communauté qui doit travailler ensemble pour passer à travers cette crise», répond Jacques Frémont à ceux qui doutent de sa capacité de gouverner.

«Mauvais choix de gestion»

Le syndicat des professeurs n’est pas rassuré par les propos de M. Frémont. «Le recteur a raison de dire que le financement par le gouvernement provincial est insuffisant. Ce qui pose problème, c’est que l’université fait de mauvais choix de gestion», note Dimitri Karmis.

Il mentionne entre autres les coupes budgétaires imposées au cours des dernières années, les 50 millions dépensés annuellement auprès de firmes consultantes externes, et le nouveau système de paie Workday, implanté l’an dernier au coût de 45 millions, que plusieurs surnomment «le système Phoenix de l’Université d’Ottawa».

L’université a manqué de transparence avec chacune de ces mesures, soutient le syndicat.

Dans sa note interne, le recteur a indiqué que dans le cadre de son exercice de rééquilibrage budgétaire, l’administration allait rencontrer «prochainement» ses partenaires syndicaux. Dimitri Karmis affirme qu’il n’a pas encore reçu d’appel à ce sujet.

Le syndicat tente de rencontrer le recteur Frémont depuis le début du mois de janvier, sans succès, dit le président de l’APUO.

«Il parle de communauté, d’entraide, mais quand on en vient à des enjeux concrets, le recteur Frémont se cache», laisse tomber M. Karmis.

Postes vacants

Depuis deux ans, trois membres du conseil de gouvernance de l’Université d’Ottawa ont quitté leur poste de manière soudaine.

Pour le syndicat, il s’agit là d’un signe qui démontre de sérieux problèmes.

«C’est une administration qui est usée, fatiguée, qui a perdu plusieurs joueurs importants. La gouvernance est peu transparente, et certainement, il y a un problème de confiance envers elle», soutient le président de l’APUO.

Par ailleurs, l’absence inexpliquée du vice-recteur à l’International et à la Francophonie, Sanni Yaya, soulève des questions au sein du corps professoral.

«Encore une fois, il n’y a aucune transparence dans ce cas-là non plus», déplore Geneviève Tellier.

Une rencontre spéciale du Bureau de gouvernance doit avoir lieu mardi. Elle portera sur les budgets de l’Université d’Ottawa, selon la note du recteur Frémont.

 

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Photos 

 

  • Des professeurs de l'Université d'Ottawa craignent une crise financière, de gouvernance et de transparence au sein de l'institution postsecondaire. (Patrick Woodbury/Archives Le Droit)
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  • Date de création 1 février, 2024
  • Dernière mise à jour 1 février, 2024
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