Loin des yeux, loin du cœur, les classes portatives en Ontario ?

On les compte par milliers en Ontario. Pourtant, peu de règles encadrent les classes portatives, décrites comme une solution temporaire, mais qui finissent souvent par faire partie du décor permanent des cours d’écoles de la province.

_______________________ 

Émilie Gougeon-Pelletier

IJL – Réseau.Presse – Le Droit

Il y a six ans, Haïfa Zemni a fait sa dernière année d’école primaire dans une classe portative.

Ces installations modulaires en forme de maisons mobiles, situées à l’extérieur des bâtiments scolaires, se veulent une solution temporaire à un problème récurrent en province: la surpopulation dans les écoles.

Dans cette classe portative de l’école élémentaire publique L’Odyssée, à Orléans, Haïfa Zemni pouvait compter sur un système d’air conditionné. Un écran tactile ornait aussi le devant de la pièce.

L’Odyssée comptait à l’époque cinq de ces espaces modulaires.

Pendant que les yeux d’Haïfa Zemni étaient rivés sur l’écran moderne devant elle, ceux de sa sœur jumelle suivaient la matière dans des conditions complètement différentes.

Les sœurs Zemni n’ont pas eu la même chance, cette année-là.

Haïfa Zemni se souvient que la classe portative dans laquelle se trouvait sa jumelle était vieille et désuète.

«Elle n’avait pas d’air conditionné, pas d’écran comme le nôtre à l’avant, il y avait des trous au plafond. C’était une portative qui n’était pas adaptée pour des élèves du primaire», affirme-t-elle.

L’adolescente soutient que pendant cette période, sa sœur devait constamment faire du rattrapage.

«Moi, j’étais dans la bonne classe, mais je voyais ma sœur jumelle, qui avançait à une ou deux semaines de retard par rapport à ma classe, tout simplement parce qu’elle n’avait pas accès aux mêmes outils technologiques que nous», raconte Haïfa Zemni, aujourd’hui présidente de la Fédération de la jeunesse franco-ontarienne et étudiante de 12e année à l’école secondaire publique Gisèle-Lalonde.

Plus de portatives, plus de mauvaises notes ?

De récentes recherches de l’Université Western suggèrent que plus une école compte de classes portatives, plus la moyenne des résultats de ses élèves aux examens du ministère risque de diminuer.

C’est ce qu’avance le professeur agrégé à la tête de cette étude menée à la Faculté d’éducation, Augusto Riveros.

Ses recherches portent sur «le recours excessif» des classes portatives au cours de la dernière décennie, en Ontario.

«Nous ne savons pas encore si le problème est directement lié avec la portative, mais je pense que le vrai problème, c’est la congestion dans le bâtiment. Les élèves qui sont dans des établissements encombrés ont des opportunités plus limitées que ceux qui sont dans des établissements moins surpeuplés», estime le spécialiste.

Haïfa Zemni déplore une certaine injustice.

«Imaginez, vous êtes en sixième année, vous voulez vous inscrire à des programmes compétitifs au secondaire, mais vous êtes dans une classe où vous avez chaud, où vous n’avez pas accès à des outils technologiques aussi avancés que d’autres classes. Ça fait une grande différence», relate l’adolescente.

Des milliers

Les écoles financées par les fonds publics comptaient au total 8771 classes portatives durant l’année scolaire 2022-2023 en Ontario, a appris Le Droit via un document du ministère de l’Éducation obtenu en vertu de la Loi sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée.

Des 12 conseils scolaires francophones de l’Ontario, ce sont ceux qui sont situés dans la région d’Ottawa qui en comptent le plus.

Le Conseil des écoles publiques de l’Est de l’Ontario (CEPEO) connaît la plus forte croissance des inscriptions à travers la province, notamment en raison de l’immigration francophone, a expliqué au Droit la porte-parole néo-démocrate en matière d’éducation, Chandra Pasma.

Ce conseil comptait l’an dernier 152 classes portatives sur les terrains de ses 44 écoles, selon le document que nous avons obtenu.

Chandra Pasma note l’exemple de l’école secondaire publique Pierre-de-Blois qui a été inaugurée à Barrhaven en 2022, après une rentrée scolaire en mode virtuel, l’année précédente.

C’était la première école secondaire publique francophone à ouvrir ses portes à Ottawa depuis une décennie.

À son inauguration, elle était déjà équipée d’une classe portative.

Projets caducs ?

Le gouvernement ontarien dévoile chaque année une liste des projets de construction ou de rénovation d’écoles.

Il doit choisir parmi les nombreuses propositions des 72 conseils scolaires de la province. Ces conseils ont un nombre limité de projets qu’ils peuvent présenter au gouvernement.

Selon Chandra Pasma, il n’est pas rare que les projets qui reçoivent enfin le feu vert de la province soient déjà caducs dès le début de la construction.

«Le processus de demande de capital permet seulement aux écoles de planifier pour la population existante, pas pour la croissance future. Ainsi, même si tout le monde sait qu’il y aura une croissance démographique X dans une région donnée, ils ne sont pas autorisés à soumettre des plans pour construire une école de cette taille, et c’est pourquoi on se retrouve avec des écoles trop petites, dès le premier jour», affirme-t-elle.

Un plan provincial

La province a annoncé cette année un plan visant à réduire «de moitié» les délais de construction des écoles, a expliqué Isha Chaudhuri, une porte-parole du ministre de l’Éducation Stephen Lecce, dans un courriel envoyé au Droit.

Le ministère exige désormais que les conseils scolaires prévoient les inscriptions futures dans leurs projets, dit-elle, et son plan inclut «550 millions de dollars pour accélérer les mises en chantier et pour répondre au rythme de croissance rapide du secteur».

Le ministère de l’Éducation dit avoir approuvé «300 nouvelles écoles et rénovations majeures» en Ontario depuis l’arrivée de Stephen Lecce, et promet qu’il va «continuer d’investir dans la construction d’espaces d’apprentissage de pointe dotés d’une ventilation, d’une technologie et d’une accessibilité modernes pour les étudiants».

Or, c’est aux conseils scolaires de gérer leurs sites et leurs bâtiments, y compris les classes portatives, selon la province.

Le CEPEO a refusé de nous accorder une entrevue.

Dans une déclaration écrite, le CEPEO précise qu’il compte actuellement 92 classes portatives à travers ses écoles, ajoutant que «[nos] classes portatives offrent un environnement d’apprentissage adéquat pour [nos] élèves».

Les 57 établissements du Conseil des écoles catholiques du Centre-Est (CECCE) accueillaient l’an dernier pas moins de 172 classes portatives, selon le ministère de l’Éducation.

Le CECCE n’a pas fait suite à nos multiples demandes d’entrevue.

Peu de règlements

En Ontario, il est impossible de savoir si la liste du nombre de classes portatives s’allongera l’an prochain, ou si certaines d’entre elles devront bientôt être remplacées.

Le ministère de l’Éducation n’a jamais légiféré pour encadrer la durée de vie de ces structures.

La province ne collecte non plus aucune donnée à ce sujet, ni sur leur âge, leur état, leurs mouvements, ou sur les besoins projetés face à la croissance de la population.

Le système entier repose sur l’idée que les classes portatives sont censées être temporaires, observe Chandra Pasma, «et c’est pourquoi on ne juge pas nécessaire de réglementer leur durée sur un terrain d’école».

«Il n’y a pas de normes en matière de ventilation et les enfants n’ont pas toujours un accès approprié aux toilettes, parce qu’on dit que c’est temporaire, de toute façon. Mais le problème, c’est que nous avons des écoles qui en ont depuis 10, 15, ou même 20 ans», fustige la députée d’Ottawa-Ouest-Nepean.

Le professeur Riveros déplore l’absence de règles concernant la durée pendant laquelle une classe portative peut demeurer sur un terrain d’une école.

«Si des classes portatives sont assises sur le terrain d’une école pendant dix ans, cela signifie que quelqu’un, quelque part, a décidé que cette école n’a tout simplement pas besoin d’être agrandie parce qu’elle peut compter sur ces installations. Et je trouve cela complètement inacceptable.»

-30- 

 

Photos 

 

  • Haïfa Zemni (Patrick Woodbury, Le Droit)
  • Nombre de fichiers 2
  • Date de création 21 mars, 2024
  • Dernière mise à jour 20 mars, 2024
error: Contenu protégé, veuillez télécharger l\'article