L’évangéliste queer qui s’enrage et qui s’engage

ÉMILIE GOUGEON-PELLETIER

Initiative de journalisme local — Le Droit

Avant que la loi canadienne ne le permette, une évangéliste queer et fanatique de Rage Against The Machine a aidé deux femmes à célébrer leur mariage en toute légalité.

Il y a maintenant 20 ans, l’édition canadienne du prestigieux Time Magazine consacrait Michael Leshner et Michael Stark comme les «personnalités de l’année», eux qui étaient devenus les premiers gais au Canada à sceller légalement leur union civile après que l’Ontario leur eût accordé ce droit, en 2003.

Rapidement, leur histoire a fait le tour du globe et la photo de leur euphorique baiser a été plastronnée en une de tous les journaux.

Mais deux ans auparavant, à l’écart des projecteurs, une autre union entre deux personnes du même sexe a elle aussi reçu l’étampe d’approbation du gouvernement ontarien.

Paula Barrero et Blanca Mejias, deux femmes ayant immigré d’Amérique du Sud, se sont dit «oui» le 29 septembre 2001 dans une église protestante de Toronto.

Ainsi, le premier mariage de même sexe légal au Canada fût celui de deux femmes racisées, célébré par une femme bisexuelle: la révérende-docteure Cheri DiNovo.

« Ce genre d’événement, ce genre de beauté, il faut que ça soit possible, et il faut continuer de travailler pour s’assurer que ça continue de l’être. »

Cheri DiNovo

Elle a utilisé une ancienne tradition chrétienne pour dissimuler le sexe des mariées dans les documents officiels, et son plan a fonctionné: le Bureau du registraire de l’Ontario a confondu le prénom de Paula avec celui d’un homme, a approuvé le mariage et a envoyé la licence par la poste aux deux tourterelles.

À l’époque, son geste avait attiré l’ire de Fred Phelps, un ancien chef religieux qui se présentait aux funérailles de personnes décédées du sida avec une affiche disant que «Dieu déteste les tapettes». 

Il envoyait des messages aux membres de la paroisse de Cheri DiNovo, disant qu’elle était une «mastodonte sodomite lesbienne roulant à Toronto».

«Je ne pouvais qu’en rire. J’ai eu l’idée d’en faire imprimer des t-shirts.»

Cheri DiNovo vient de recevoir, en novembre, l’Ordre du Canada, la plus haute distinction civile au pays, pour son combat pour la justice sociale et pour avoir transformé la législation sur les droits humains au Canada.

Renouveau

Âgée de 72 ans, Cheri DiNovo a vécu plus de vies qu’il est possible d’en compter. 

Pré-adolescente, elle a découvert le corps inerte de son beau-père qui venait de s’enlever la vie, un ex-soldat qui, selon ce qui lui a été raconté par des proches, comptait parmi les troupes qui ont libéré Auschwitz. 

Elle a vécu les années 60 - son adolescence - dans la rue, à la recherche de drogues qu’elle pouvait consommer ou revendre.

Toucher le fond du baril lui a donné la force nécessaire pour s’inscrire à un programme d’études postsecondaire et éventuellement devenir une chasseuse de tête et femme d’affaires prospère.

N’empêche, impossible pour Cheri DiNovo de demeurer indifférente face aux injustices sociales qu’impose notre système capitaliste. «On doit tous s’engager. Je pense que quiconque qui se qualifie comme un Chrétien a le devoir de ne pas garder le silence devant la montée tout à fait effrayante de la haine et du fascisme.»

Elle ferme boutique et devient ministre de l’Église unie. Quand elle en a la chance, elle raconte sans filtre à ses paroissiens l’histoire d’espoir qui a émergé de son passé traumatisant.

Elle estime que c’est la sensibilité développée en connaissant une réalité éprouvante qui l’a poussée à s’engager en politique en 2006, lorsqu’elle est devenue députée provinciale du NPD dans la circonscription torontoise de Parkdale-High Park.

S’enrager contre la machine

L’année 2012 en a été une importante pour la communauté LGBTQ+ ontarienne, soutient Davina Hader, une amie de longue date de Cheri DiNovo.

Alors que la chanson Born this Way de Lady Gaga faisait un tabac depuis déjà un an, se souvient-elle, la Loi de Toby, qui protège les droits des personnes transgenres dans le Code des droits de la personne de l’Ontario, a été adoptée.

C’était un projet phare de Cheri DiNovo.

Le jour du vote, elle a réussi à obtenir un appui sans précédent de ses collègues à l’Assemblée législative, et grâce au travail d’arrière-scène des activistes qui œuvrent auprès d’elle, tous les élus qui s’opposaient au projet de loi se sont tout simplement abstenus de voter.

«J’ai toujours été une fille qui s'identifie au message de Rage Against The Machine», raconte-t-elle, pointant vers une affiche de l’illustre groupe rock gommée à un mur de son petit bureau clérical.

Comme néo-démocrate, elle a été la députée ayant adopté le plus grand nombre de projets de loi visant à faire avancer les droits de la communauté LGBTQ+ de toute l’histoire de l’Ontario.

Cheri DiNovo est aussi la politicienne derrière l’interdiction des thérapies de conversion en Ontario, une pratique qui prétend pouvoir changer l’orientation sexuelle des gens, et le droit des parents homosexuels ontariens à ne pas être forcés d’adopter leur propre enfant après l’accouchement de leur partenaire.

« Je connaissais des membres d’autres partis qui se tenaient du côté du progrès et qui étaient prêts à travailler avec moi pour faire avancer des causes, et je les ai approchés. »

Cheri DiNovo

Tout cela sans jamais avoir été au sein d’un parti au pouvoir.

Ce sont les libéraux de Kathleen Wynne, la première personne homosexuelle à devenir première ministre au pays, qui étaient au pouvoir en Ontario lorsque Cheri DiNovo était députée.

«Quand Cheri se levait en chambre pour me poser une question, [...] je savais que ce serait une question difficile, fondée sur la vérité», a reconnu l’ex-première ministre dans sa revue de l’autobiographie de la ministre de culte, «The Queer Evangelist».

Mouton noir

«Il faut continuer de s’enrager contre la machine, lance Cheri DiNovo. Et c’est peut-être le gène machiavélique italien en moi, mais on peut utiliser les outils du maître pour vaincre le maître. C’est ce que j’ai fait en politique. Je connaissais des membres d’autres partis qui se tenaient du côté du progrès et qui étaient prêts à travailler avec moi pour faire avancer des causes, et je les ai approchés.»

Parmi eux: Lisa MacLeod, députée ottavienne du Parti progressiste-conservateur.

Ensemble, et avec l’ex-députée libérale d’Ottawa-Vanier Nathalie Des Rosiers, les trois députées ont collaboré pour faire du 20 novembre la Journée du souvenir trans, afin de «sensibiliser l’opinion publique aux crimes haineux commis contre les personnes trans».

Lors de la dernière séance parlementaire de Cheri DiNovo, en décembre 2017, c’est Lisa MacLeod qui lui a livré le plus long et le plus élogieux discours d’adieu.

«À ma chère amie Cheri DiNovo: tu vas vraiment me manquer. Nous sommes amies depuis 10 ans, un drôle de couple, direz-vous, mais nous avons eu une amitié durable qui je crois durera bien après le moment où tu partiras d’ici.»

Parmi ses collaborateurs, il y a aussi eu le conservateur Patrick Brown, qui l’a aidée à pousser le gouvernement libéral à adopter un projet de loi visant à permettre aux premiers répondants atteints de stress post-traumatique d’être automatiquement admissibles aux prestations offertes par les assurances provinciales.

Chef de l’Opposition officielle à l’époque où elle était députée, le progressiste-conservateur Tim Hudak a fait savoir au Droit qu’il a toujours été impressionné par la capacité de Mme DiNovo à collaborer avec ses adversaires politiques. «Elle est très certainement une combattante acharnée pour les sujets qui lui tiennent à cœur.»

Ceci dit, l’humeur primesautière de Cheri DiNovo lui a souvent valu le titre de mouton noir. 

Elle s’est parfois mis son propre parti à dos, comme lorsqu’elle a crié haut et fort en 2014 que la récente campagne électorale de sa cheffe de parti Andrea Horwath était «une débâcle», ou lorsqu’elle est sortie des rangs du NPD en 2016 pour dénoncer le leadership «trop peu socialiste et trop libéral» du chef néo-démocrate fédéral, Tom Mulcair.

Et quand elle a senti qu’elle avait fait son temps et que la collaboration tripartite n’était plus aussi évidente, Cheri DiNovo a quitté la vie politique, en 2017. «De toute façon, je sentais avoir accompli ce que j’avais le pouvoir d’accomplir.»

À l’Église

Aujourd’hui, on peut la retrouver à l’église Trinity-St. Paul’s United Church and Centre for Faith, Justice and the Arts.

L’église Trinity-St. Paul’s United Church and Centre for Faith, Justice and the Arts.

LE DROIT, ÉMILIE GOUGEON-PELLETIER

Les couleurs ternes des briques extérieures font contraste avec l’éclat multicolore des multiples drapeaux arc-en-ciel placés autour et à l’intérieur de l’immeuble. 

On entend les ténors et les sopranos: la chorale s’échauffe. Le groupe est composé d’adeptes de toutes les orientations sexuelles et identités de genre. 

On aperçoit des couples lesbiens se tenir la main, des aînés, et beaucoup de jeunes adultes. 

Cheri DiNovo dénonce au cours du service le racisme, l’homophobie, la discrimination, et dit accueillir les croyants, les non croyants et tous ceux qui se présentent devant elle.

LE DROIT, ÉMILIE GOUGEON-PELLETIER

À propos de la séparation de l'État et de l'Église, Cheri DiNovo dit que pour apporter des changements, il faut être engagé tant au sein des institutions politiques qu'à celui de foi. «C’est comme ça qu’on commence une révolution.»

Une église, c’est aussi un symbole de résistance, ajoute-t-elle. «J’ai un immeuble dans lequel peuvent se réfugier les gens lorsque leurs rues sont inondées, où ils peuvent manger lorsqu’ils ont faim, où ils peuvent se présenter s'ils ont besoin d’un sanctuaire.»

Dans son église, les sermons commencent avec une reconnaissance du territoire autochtone et une promesse de s’engager pour appuyer les Premières Nations, les Inuits et les Métis.

À sa paroisse, Cheri DiNovo prêche en faveur du droit à l’avortement. Elle parle des dommages du patriarcat et du capitalisme, de l’importance de la place des femmes dans la société et du droit d’aimer qui l’on veut.

Elle dénonce au cours du service le racisme, l’homophobie, la discrimination, et dit accueillir les croyants, les non croyants et tous ceux qui se présentent devant elle.

«Elle a aidé à créer un mouvement qui a eu des retombées partout à travers le pays», souligne Davina Hader.

Cette activiste trans se souvient des années de travail aux côtés de la révérende-docteure durant lesquelles elle a pu se défaire des préjugés qui lui avaient été inculqués en grandissant. «Quand j’étais enfant, on m’a appris qu’il y avait une maladie, que c’était mal d’être trans. Cheri m’a aidée à désapprendre tout cela.»

En juillet dernier, Davina Hader et sa conjointe se sont promises l’une à l’autre en se mariant devant leurs proches et les membres de leur communauté de l’Église unie Trinity-St. Paul’s United Church and Centre for Faith, Justice and the Arts. 

Durant la cérémonie, elle se souvient d’avoir été émue, d’avoir pleuré, et d’avoir entendu la célébrante, Cheri DiNovo, déclarer que «ce genre d’événement, ce genre de beauté, il faut que ça soit possible, et il faut continuer de travailler pour s’assurer que ça continue de l’être».

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  • Date de création 4 janvier, 2023
  • Dernière mise à jour 4 janvier, 2023
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