Les sans-abris expulsés de Lang's Park refusent d'accéder à un refuge à North Bay

Pas de solution facile au problème du sans-abrisme local

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Christian Gammon-Roy

IJL – Réseau.Presse - Tribune : la Voix du Nipissing Ouest

 

Suite à une décision du conseil municipal prise le 21 novembre, les résidents du campement de sans-abris situé dans le parc Lang, le long du chemin Coursol à Sturgeon Falls, ont reçu l’ordre de quitter les lieux avant 13 heures le mercredi 22 novembre. Le conseil a invoqué des risques pour leur sécurité, car la propriété est utilisée pour empiler la neige en hiver. Les résidents du camp, avec l'aide des bénévoles du groupe No More Tears de Nipissing Ouest, ont emballé leurs affaires et quitté avant que la municipalité n'ait à prendre des mesures pour les déloger de force. La plupart de ces résidents sont actuellement relogés sur un terrain privé avec la permission du propriétaire. À court terme, la situation est stable, mais une solution à long terme est encore loin d'être trouvée.

Lors de la réunion municipale du 21 novembre, la conseillère Anne Tessier a présenté une proposition visant à suspendre les expulsions jusqu'à ce qu'un centre de réchauffement soit créé au Nipissing Ouest. La proposition a été rejetée, la majorité du conseil estimant qu’il serait dangereux pour les sans-abris d'attendre des services locaux alors que le temps se refroidit. Le conseil a fait valoir que les services pour les personnes sans abri existent déjà, fournis par le Conseil d'administration des services sociaux du district de Nipissing (CASSDN), auquel le Nipissing Ouest contribue 3,5 millions de dollars. Par décret de la province, le CASSDN fournit les services d’aide sociale à toute la région du Nipissing, car les municipalités mêmes sont trop petites pour assumer des services aussi onéreux.

No More Tears estime qu'il y a actuellement 26 personnes sans abri dans le Nipissing Ouest, alors que le campement de Lang's Park n'en comptait que cinq. Deux d'entre eux ont été hébergés dans un hôtel aux frais du CASSDN. Les trois autres ont été relogés dans une propriété privée de Nipissing Ouest.

«Nous avons eu de la chance. Quelqu'un de la communauté est venu nous rencontrer (…) et nous a offert sa propriété pour que nous puissions y installer les personnes déplacées,» explique Josée Rainville, présidente de No More Tears. Le groupe de bénévoles travaille sur le terrain depuis quelques mois et fournissait aux résidents de ce campement des produits de première nécessité pour rester au chaud et se nourrir. Ils ont aidé à démonter le camp rapidement afin que ses résidents ne soient pas expulsés de force.

Le conseil municipal avait assuré que les personnes expulsées se verraient offrir un refuge à North Bay, mais les résidents ont choisi de ne pas s'y rendre. «L'évacuation de la propriété de Lang's Park s'est faite de manière coordonnée avec tous les partenaires des services sociaux. Nous avons fait un décompte adéquat à l'avance, il y avait des gens du Centre de crise, des gens de True Self, des gens du CASSDN même, et chaque personne s'est vue offrir un refuge,» déclare Kathleen Thorne Rochon, mairesse de Nipissing Ouest. La ville s'est même assurée à l'avance qu'il y avait des places disponibles garanties pour chaque personne.

Pourtant, aucune des personnes déplacées ne voulait quitter sa communauté. Aujourd'hui, Robert Thompson accueille trois d'entre eux dans une caravane sur son terrain, après s'être rendu à Lang's Park pour proposer son aide. «Je me suis dit qu'il commençait à faire trop froid dehors, et j'ai voulu (…) leur ouvrir ma propriété pour qu'ils aient un endroit chaud où loger,» résume-t-il. M. Thompson précise qu'il est même ouvert à l'idée que d'autres personnes puissent s’installer sur les 18 acres de terrain qu'il loue, à condition que certaines règles soient respectées. «Tant qu'il n'y ait pas d’attirail de drogue, je ne veux pas de faiseurs de trouble, je ne veux pas de police ici. Si plus de personnes ont besoin d’une place où rester, ils sont plus que bienvenus ici,» dit-il, ajoutant qu'il cherche des cabanes à pêche qu'il pourrait utiliser pour loger plus de gens.

Actuellement, les trois personnes qu'il héberge vivent dans une caravane garée dans son allée. «Je passe les voir de temps en temps pour m'assurer qu'ils aient de la chaleur dans la caravane et de la nourriture. Ils viennent dans la maison pour utiliser la salle de bain, prendre une douche, remplir leur bidon d'eau,» décrit-il. Il est prêt à les héberger aussi longtemps que nécessaire; il les a même invités à aménager et planter un jardin l'été prochain. Depuis leur arrivée, ils donnent un coup de main sur la propriété, dit M. Thompson. «Gary, le monsieur plus âgé, a déneigé toute mon entrée. Il est d'une grande aide, il utilise la souffleuse,» dit-il. Il ne lui avait rien demandé, précise M. Thompson, soulignant que Gary agit simplement par gratitude et par envie de travailler.

Lorsqu'on lui demande ce qui l'a poussé à ouvrir son espace aux personnes dans le besoin, M. Thompson répond qu'aider les gens est une valeur qu’on lui a inculquée depuis sa jeunesse, mais qu'il a aussi connu l’itinérance dans sa vie. «Je sais ce que c'est que d'être dans la rue. Quand je vivais à Mitchell, d'où je suis originaire, j'étais sans-abri à un moment donné, et j'ai eu des amis qui m'ont aidé et qui m'ont hébergé. Je veux leur rendre la pareille,» explique-t-il.

Mario Falardeau est l'une des personnes hébergées dans la caravane de M. Thompson. «L'hiver dernier, je vivais sous une bâche et je me suis dit que je n'allais pas survivre à un autre hiver, c'était à la fin du mois de février ou du mois de mars,» se souvient-il. Il est reconnaissant et soulagé d’avoir un toit au début de cette saison hivernale et il affirme que son hôte «n'a fait que nous traiter avec le plus grand respect et la plus grande courtoisie.»

M. Falardeau a pris le temps de parler de sa situation et du sans-abrisme en général. «Je reçois la pension d'invalidité de l'Ontario et [mes prestations] sont plafonnées à 1 300$ [par mois]. J'ai vu un logement à louer, une chambre à 1 500$. Alors, qu'est-ce que je suis censé faire? Ensuite, si vous prenez un colocataire, comprenez-vous ce que cela implique maintenant? Il est très difficile de trouver quelqu'un, à ce niveau, qui ne se drogue pas, qui ne vole pas, etc,» dit-il.

Il ajoute que les propriétaires sont plus enclins à louer à des personnes plus fortunées qu’à des personnes à faible revenu fixe. Or, pour les sans-abris, la solution n'est pas simplement de gagner plus d'argent ou d'obtenir une aide gouvernementale, il faut aussi des logements disponibles et abordables. Il pense que le gouvernement devrait construire davantage de logements abordables, car le secteur privé ne le fera pas. «Le gouvernement m’octroie une montant pour un loyer. Ne serait-il pas plus avantageux pour lui de ne pas avoir à débourser cet argent et d'avoir plutôt des logements déjà construits pour nous loger,» suggère-t-il.

Les services existent, mais...

Le fait que les services nécessaires soient tous situés à North Bay est devenu un point sensible pour les sans-abris locaux et pour les bénévoles qui leur viennent en aide. Cette réalité n'échappe pas à la mairesse Thorne Rochon, qui est consciente de la volonté d’avoir un refuge au Nipissing Ouest. «Construire un refuge, ce n'est pas seulement construire un refuge, c'est fournir tous les services connexes dont les gens ont besoin,» répond-elle. Un refuge d'urgence au Nipissing Ouest n'est qu'une pièce du puzzle. Il existe tout un écosystème de services à North Bay pour aider les personnes non hébergées dans leur transition vers l'indépendance et le logement, et il serait coûteux et long de recréer ce réseau ici.

«Les personnes sans abri ont souvent besoin de plus qu'un toit et d’un repas. Le passage du sans-abrisme à un logement stable ne se fait pas en une seule étape. Lorsque nous disons que les services sont disponibles à North Bay, nous parlons du type de services coordonnés qui sont nécessaires pour répondre aux besoins divers et particuliers des personnes non hébergées,» explique la mairesse.

Le CASSDN travaille avec plusieurs organismes de North Bay, chacun s'occupant d'une partie du problème, mais de manière coordonnée. «Lorsque quelqu'un se trouve en situation de crise, il peut appeler n'importe lequel de ces partenaires, qui sont tous reliés par un système d'information commun.» Cela signifie qu'une personne qui s'identifie comme sans-abri aura un profil qui la suivra d'un organisme à l'autre si elle se rend dans différentes agences ou même à l'hôpital de North Bay. Le système d'accès coordonné permet d'entrer dans le système par n'importe quel point d'entrée, sans qu’on ne renvoie la personne toujours ailleurs pour obtenir les soins adéquats, explique la mairesse.

On espère que les organismes de Nipissing Ouest seront un jour intégrés à ce système d'accès coordonné, indique-t-elle. Cela pourrait mieux lier les sans-abri locaux aux services pertinents, et permettrait de recueillir des informations plus complètes et plus détaillées sur notre population locale de sans-abris. À l'heure actuelle, le CASSDN a du mal à déterminer le nombre exact de sans-abris dans le Nipissing Ouest. Bien qu'il soit estimé à environ 26, il n'y a pas de décompte officiel selon Mark King, président du CASSDN. Il précise que les personnes sans abri ne le sont pas toujours de manière visible.

Le chiffre de 26 est avancé par No More Tears, qui recueille des données dans le cadre de ses activités sur le terrain. «Nous tenons des statistiques sur tout,» dit Mme Rainville; le groupe note ce qu'il donne, à qui il donne, l’heure et le lieu de chaque intervention et ainsi de suite. Elle espère rencontrer le CASSDN pour lui fournir ces informations.

Mme Thorne Rochon souligne que la municipalité n'a pas de compétence en matière de services sociaux, car la province charge le CASSDN de s'en occuper pour l'ensemble de la région, les plus petites municipalités n’ayant pas les moyens de gérer un tel dossier. Son plan consiste à s'attaquer aux questions qui relèvent du champ de compétence de la municipalité, déclare-t-elle. «Nous travaillons sur les différents éléments, comme le logement, qui est une grande priorité pour nous. Il s'agit d'objectifs à long terme, étape par étape. Nous prenons des mesures pour modifier nos règlements de zonage, nous avons cette propriété sur [le chemin] Coursol. (...) Nous ne voulons pas vendre cette propriété à n’importe qui pour en tirer profit; toute offre doit s'accompagner d'une proposition de développement appropriée qui permettra d'obtenir le type d'unités dont nous avons besoin dans la communauté,» dit-elle, soulignant la pénurie de logements locaux.

En ce qui concerne les plans du CASSDN pour mieux desservir le Nipissing Ouest, les choses ne sont pas encore claires, mais d'autres discussions avec la municipalité sont prévues. M. King répète que les solutions demandées par les résidents locaux prendront beaucoup de temps à mettre en place. «Nous avons eu de la chance ici [à North Bay] et il nous a fallu 7 à 8 mois pour mettre en place un abri à faible barrière qui fonctionne. Ce n'est pas quelque chose qui peut se faire du jour au lendemain,» dit-il.

Même si un refuge local était prévu immédiatement, il se concrétiserait bien trop tard pour aider qui que ce soit pendant les mois froids qui arrivent. La mairesse s'inquiète du fait que les gens choisissent de rester au Nipissing Ouest en attendant des services locaux non-existants, alors que les services sont là tout de suite à North Bay. Elle compare ce choix à l’idée d'attendre que des soins médicaux spécialisés soient disponibles à l'hôpital local plutôt que de se rendre dans un hôpital régional qui est déjà en mesure de fournir ces soins.

Alors, pourquoi choisir de rester ?

La décision de braver le froid ici au Nipissing Ouest, plutôt que d'accepter l'offre d'hébergement à North Bay, n'a pas été prise à la légère par les résidents du campement de Lang's Park. «Beaucoup d'entre eux ont peur de rechuter s'ils vont à North Bay, et c'est une crainte justifiée. Certains d'entre eux sont abstinents depuis des mois, voire un an,» explique Josée Rainville. Elle ajoute que, selon son opinion professionnelle, après avoir travaillé avec des sans-abris à North Bay, «les risques de rechute sont très élevés là-bas.»

Lorsqu'elle n'est pas bénévole pour No More Tears, Mme Rainville travaille comme superviseure de libération sous caution à la Société Elizabeth Fry à North Bay. Elle a huit ans d'expérience professionnelle auprès des sans-abris et dans le domaine de la santé mentale et de la toxicomanie. Son expertise est un atout important pour le groupe No More Tears. Mme Rainville mentionne que parmi les neuf administrateurs du groupe, cinq ont une formation en travail social ou travaillent actuellement dans ce domaine.

Selon Mme Rainville, l'accès aux drogues est beaucoup plus facile à North Bay qu'à Nipissing Ouest. À titre d'exemple, elle dit qu'une de ses connaissances au centre de réchauffement de North Bay a dû utiliser une trousse de naloxone sur des clients jusqu'à sept fois au cours des dernières semaines. Elle ajoute que les bénévoles de No More Tears ont chacun leur propre trousse de naloxone et sont prêts à l'utiliser, mais qu'ils n'ont pas eu à s'en servir depuis les neuf mois qu'ils sont actifs.

Mme Rainville craint qu'en envoyant des personnes de Nipissing Ouest à North Bay, nous mettons nos sans-abris en contact avec une population aux prises avec un problème de toxicomanie beaucoup plus grave. Selon elle, le nombre de sans-abris souffrant de dépendance est au moins deux fois supérieur à North Bay. En outre, la gravité des problèmes est nettement supérieure, à son avis. «Les personnes dont je m'occupe à North Bay, lorsqu'elles arrivent et qu'elles ont consommé, ne peuvent pas fonctionner. Elles s'assoient sur une chaise et je dois m'assurer d'avoir mon kit [de naloxone] à portée de main; elles s'assoupissent et je dois essayer de les maintenir éveillées. Je n'ai jamais eu à faire face à ce genre de situation dans le cadre de mes activités de proximité ici à Sturgeon Falls.» Cela ne veut pas dire qu'aucun des clients locaux ne consomme, précise-t-elle, mais le degré de gravité est loin d'être le même, selon elle.

Mme Rainville s'inquiète également du nombre de lits disponibles à North Bay. «Il y a 20 à 21 lits disponibles au refuge à faible barrière, et c'est premier arrivé, premier servi. Ils doivent donc faire la queue; les 21 premiers ont un lit, les autres doivent trouver un autre endroit où aller. Les clients avec lesquels je travaille font la queue vers 6h30. Je pense que la porte ouvre à 9 heures. Ils arrivent tôt pour avoir un lit,» dit-elle, ajoutant qu'il y a parfois des bagarres dans les files d'attente. Elle ajoute que, d'après ses contacts au centre d'accueil, la demande est passée de 35 à 40 personnes par jour à 85 ou 90 en l'espace d'un an.

«Le refuge à faible barrière fonctionne à pleine capacité toute l'année, sans aucun doute,» confirme Mark King, lorsqu'on l'interroge sur les problèmes de disponibilité. Cependant, il précise que le refuge n'est pas le seul endroit où les gens sont hébergés. «En cas de dépassement de la capacité d'accueil, les personnes sont envoyées à l'hôtel,» dit-il. On ne sait pas exactement combien de chambres d'hôtel sont disponibles pour accueillir le trop-plein de clients.

Enfin, la raison la plus simple évoquée pour choisir de rester au Nipissing Ouest, c'est qu'on y est chez soi. «J'ai grandi ici, j'y ai passé toute ma vie. Voudriez-vous quitter l'endroit où vous avez vécu toute votre vie ? […] C'est ma communauté, c'est là (…) que se trouvent les personnes qui me sont chères,» déclare Mario Falardeau. Il explique qu'il est difficile de s'éloigner de sa famille, de ses amis et du peu de soutien dont on dispose, surtout pour les personnes qui n'ont pas un grand cercle social, comme c'est le cas de nombreux sans-abris qu'il a côtoyés. Il croit aussi que ces soutiens sont essentiels pour se rétablir et passer à l'étape suivante de sa vie.

La crise des sans-abris de Nipissing Ouest ne sera pas résolue de sitôt, car les solutions ne sont ni simples ni rapides, et les causes sous-jacentes ne s'atténuent pas. «Ce problème n'est pas près de disparaître. Il prend de l'ampleur, et nous avons pu constater au cours de l'année à quel point il a pris de l'ampleur ici au Nipissing Ouest. La situation va empirer avant de s'améliorer parce qu'il n'y a pas d'endroit à louer, il n'y a pas d'endroit où aller, la liste d’attente pour un logement abordable est beaucoup trop longue,» déplore Mme Rainville. Elle ajoute qu'elle a parlé à des personnes-ressources à Sudbury et les refuges dans cette ville sont également à pleine capacité.

Mark King dit que le problème a surgi très rapidement dans le Nipissing Ouest, et il compati avec les fonctionnaires municipaux qui doivent soudainement y réagir. «Je pense qu'il est très important que le grand public reconnaisse que le personnel municipal n'a jamais eu à s'occuper de ce problème auparavant. La façon dont ils peuvent aborder la question à leur niveau et les difficultés qui entourent cela, c’est un défi très lourd,» reconnaît-il. Cela dit, la communication entre les responsables municipaux et le CASSDN semble s'être intensifiée en vue de trouver des solutions. «Il y a des choses sur lesquelles on travaille à l’interne,» assure la mairesse.

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Titre : sansabris.jpg

Légende : Robert Thompson (à droite) a offert un abri sur sa propriété à trois personnes déplacées du campement de sans-abris de Lang's Park, qui ont été expulsés du site municipal. Mario Falardeau (à gauche) est l'une des trois personnes qui vivent maintenant dans la caravane de M. Thompson. Les deux hommes ont accepté de rencontrer un journaliste de la Tribune dans le garage de M. Thompson.

Crédit : Christian Gammon-Roy

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  • Date de création 11 décembre, 2023
  • Dernière mise à jour 11 décembre, 2023
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