Les radios communautaires en quête de stabilité et de reconnaissance

Les radios communautaires de l’Alberta ont lancé un énième cri du cœur en mars dernier à l’intention de Patrimoine canadien et de la Table communautaire de proposition albertaine, réclamant à nouveau l’accès aux fonds de programmation indispensables à leur bon fonctionnement. Privées de ce soutien financier stable, ces stations radiophoniques francophones sont plongées dans une incertitude croissante qui menace non seulement leur pérennité, mais aussi la stabilité d’emploi de leur personnel.


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Gabrielle Audet-Michaud

IJL-RÉSEAU.PRESSE-LE FRANCO

«Chaque année, à partir de début mars, on se demande : “Est-ce qu’on va encore avoir un emploi?”. Si on n’est pas capables de payer les locaux, les directions générales, nos employés… Les radios, elles ne vont juste plus exister», s’insurge la directrice générale de la station francophone de Plamondon, Alyson Roussel.

Elle remarque les répercussions que le sous-financement occasionne sur le terrain : des équipes à bout de souffle, une surcharge de travail immense et plusieurs épuisements professionnels. «C’est difficile. Je suis à la tête de Boréal FM depuis cinq ans et depuis cinq ans, le financement est très compliqué… On se sent très seuls. On ne se sent pas appuyés», ajoute la directrice générale qui quittera son poste sous peu pour se joindre à l’Alliance des radios communautaires de l’Ouest et des Territoires (ARCOT).

Son homologue à Falher, Gisèle Bouchard, dépeint un tableau tout aussi sombre. «On peine à garder la tête hors de l’eau», laisse-t-elle tomber. Pour maintenir leurs émissions à l'antenne, les stations de radio doivent couvrir des dépenses annuelles d'au moins 300 000$, rappelle-t-elle. Des frais difficiles à assumer lorsque les revenus provenant de contrats publicitaires se font rares et génèrent des sommes minimes, surtout dans un contexte minoritaire.

«Et 300 000$, c’est avec un skeleton crew [une équipe de base]. Ça couvre à peine nos besoins de base. On paie des droits d’auteur, des locations, des bureaux, du matériel», ajoute-t-elle avec émotion. Un simple défaut de console de mixage peut ainsi entraîner des dépenses supplémentaires allant de vingt à quarante mille dollars, en plus des frais courants. Une situation qui peut rapidement devenir insoutenable.

«Tu vas le chercher où [l’argent] quand tu peines à payer tes employés?», se demande la directrice générale de la station Nord-Ouest FM sans réellement espérer trouver une réponse.

Sans subvention, pas de stabilité 

La fragilité financière des radios francophones de l’Alberta a été mise en lumière de manière particulièrement évidente en 2023 lorsque Radio Cité, à Edmonton, a envisagé de mettre la clé sous la porte. Un an plus tard, et malgré un déménagement dans les locaux de son nouveau partenaire anglophone CKUA qui a permis d’alléger ses dépenses, la situation demeure encore précaire. «Notre défi continu [est] de [chercher] à avoir un financement stable», explique la présidente du «son» du grand Edmonton, Annie McKitrick

D’après elle, cette stabilité tant recherchée demeurera hors de portée tant que des fonds de programmation ne seront pas rendus disponibles aux radios communautaires. «Nous avons besoin de trouver des employés à qui on peut offrir une position stable et bien rémunérée. Sans fonds de programmation, nous ne pouvons le faire», insiste-t-elle.

Ce constat est également celui que partagent les deux autres radios francophones de la province. Dans un communiqué diffusé le 14 mars dernier, elles expriment leur «désolation» et leur «découragement» face à la mise à l’écart continuelle des décideurs de ce «financement de base».

Pour rappel, les stations de radio bénéficient actuellement d’un financement du ministère fédéral du Patrimoine canadien pour des projets d’une durée de douze mois et «dans de rares cas» pouvant s’étendre jusqu’à deux ans. Cette approche est non seulement qualifiée d’«éphémère» et d’«incertaine», mais empêche également les radios de demeurer fidèles à leur mandat, explique Gisèle Bouchard.

«Le fonctionnement par projet, ça nous empêche de faire de la radio. On n’a pas assez d’argent pour agir comme média de proximité, faire la promotion de la culture et parler des artistes. On est forcés de monter des projets pas parce que ça nous passionne, mais parce que c’est ce qui finance la radio. Ça gruge beaucoup de temps», note-t-elle.

Des incongruités interprovinciales 

En revanche, si elles avaient accès aux fonds de programmation de Patrimoine canadien, les stations pourraient effectuer leur travail sans avoir à faire rouler des projets supplémentaires qui «épuisent» leurs équipes et ne garantissent pas leur stabilité d’emploi. Le nouveau plan d’action préparé par le ministère pour 2023-2028 aurait pu constituer une occasion idéale de revoir l’admissibilité des stations radiophoniques albertaines à ce financement. L’occasion a été manquée, déplore cependant Alyson Roussel.

«On espérait être considérées avec le nouveau plan. On voyait une ouverture», résume-t-elle. De plus, elle s’explique mal comment les radios communautaires albertaines peuvent être exclues des fonds de base du fédéral, alors que les stations de Victoria et de Yellowknife en bénéficient. «Ils admettent les autres radios, alors pourquoi pas nous? C’est ça qui vient blesser un peu», se désole-t-elle.

Plusieurs explications pourraient justifier ce déséquilibre, suggère la directrice générale de Boréal FM. Tout d'abord, la Table communautaire de proposition albertaine chargée de l’octroi des fonds ne semble pas compter de représentant capable de faire valoir les besoins criants des médias communautaires en matière de financement de programmation. «On sait que c’est là où ça a bloqué. On l'a souvent répété. Ce qu’on demande, c’est [de] faire entendre notre point de vue à la Table», affirme Alyson.

Une opinion que partage également la dirigeante de la station Nord-Ouest FM. «J’ai trouvé ça aberrant qu’on fasse une rencontre juste avec les organisations qui sont déjà subventionnées», dit-elle. D’après elle, l’Association canadienne-française de l’Alberta (ACFA) qui compte «cinq membres» au sein de la Table devrait consentir à de «meilleurs efforts» pour inclure les radios communautaires au sein de l’enveloppe fédérale.

Après vérification, cinq membres de la Table sont en effet affiliés à l’ACFA, qui gère le processus décisionnel de la Table, sauf que deux d’entre eux agissent à titre de membre observateur et secrétaire ex officio.

«La Table n’invite en aucun cas des organismes communautaires à venir présenter à ses membres puisque la Table est indépendante des intérêts spécifiques à chacun des organismes communautaires et des intérêts personnels des membres de la Table», témoigne quant à elle l’ACFA dans une communication officielle envoyée aux radios communautaires albertaines en réponse à leur communiqué.

La rédaction a cherché à s’entretenir avec l’ACFA afin de recueillir plus de détails, mais l’organisme préfère d’abord rencontrer les représentants des radios communautaires «pour entendre leurs perspectives et [clarifier] certaines informations».

D’après nos sources, une rencontre formelle devrait cependant avoir lieu prochainement entre les deux parties, mais aussi l’administration du Journal Le Franco, afin d’éclaircir certaines zones d’ombre persistantes et «explorer des solutions potentielles». «Notre directrice générale [Isabelle Laurin] sera en communication avec vous pour identifier une plage horaire afin de tenir cette rencontre», lance la missive dont la rédaction a obtenu une copie.

Partager la tarte en plusieurs morceaux 

Les deux dirigeantes de Boréal FM et de Nord-Ouest FM apportent toutefois une nuance importante à leur discours : l’élargissement de la Table communautaire de proposition pour inclure les demandes de leurs organismes pourrait entraîner une redistribution des fonds. Cela risquerait donc de réduire les ressources financières accordées aux autres organismes.

«Je comprends leur enjeu. Ils ne veulent pas couper [les vivres] à d’autres organisations qui reçoivent de l’argent de Patrimoine», mentionne Gisèle. «Ce n'est pas ce qu’on veut non plus, ce ne serait pas juste», renchérit son homologue à Plamondon.

La Table pourrait cependant améliorer son efficacité dans la représentation auprès du ministère concernant les demandes de financement déposées par les organismes médiatiques, dans le but précis d'augmenter l'enveloppe allouée à l'Alberta. Après tout, soulignent les dirigeantes, les radios communautaires sont des organismes sans but lucratif, tout comme les autres entités qui bénéficient de financement de base. Ainsi, rien ne «justifie» leur «exclusion».

«On est des OBNL comme la FAFA [Fédération des aînés franco-albertains] et comme les ACFA régionales, comme les autres organismes. Pourquoi est-ce qu’on est traités différemment?», s’interroge tristement Gisèle.

«La Table n’a pas la responsabilité d’allouer des fonds spécifiques. Le ministre des Langues officielles ou les gestionnaires de Patrimoine canadien, selon le montant des demandes, demeurent les responsables quant aux décisions finales du financement octroyé», précise de son côté la présidente de l’ACFA provinciale Nathalie Lachance dans la communication citée ci-haut.

Et pourtant, cette mise à l’écart donne le sentiment aux deux femmes que le travail des radios communautaires francophones n’est pas pleinement apprécié par les décideurs. Elles rappellent qu’au-delà de leur mission d’information, leurs stations jouent, elles aussi, un rôle crucial tant sur le plan culturel que dans la promotion de la francophonie au quotidien.

«On ne se sent pas reconnues. On fait des projets, des activités, en plus de notre travail quotidien qui nous permet probablement de toucher dix fois plus les Franco-Albertains que [quiconque]», évoque enfin Alyson Roussel.

Une réalité qui fait écho chez Nathalie Lachance, «l’ACFA est consciente et sensible quant à la situation précaire dans laquelle se trouvent vos radios communautaires. Comme vous, nous voyons la valeur ajoutée de nos médias communautaires au développement et à la vitalité de la francophonie albertaine. Votre travail est essentiel afin que nous puissions entendre parler de nos communautés francophones dans l’espace public, mais sans financement adéquat votre survie est en péril. Nous avons effectivement besoin d’une solution, et ce très rapidement.»

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  • Date de création 4 avril, 2024
  • Dernière mise à jour 4 avril, 2024
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