Les grands pas des femmes francos en agriculture

Encore minoritaires, mais en quête de nouveaux rôles, les femmes ne cessent de redéfinir leur place dans le monde agricole de l’Est ontarien. Où en sont-elles?

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Charles Fontaine

IJL – Réseau.Presse – Le Droit

Elles avaient à peine 20 ans quand Suzanne Massie et Chantal Périard ont fondé le journal Le Point, à Alexandria, leur village natal. Elles produisaient alors uniquement quelques cahiers spéciaux durant l’année, dont un portant sur l’agriculture. Ce journal a fermé ses portes cinq ans après son lancement, mais les deux amies avaient eu le temps de percevoir l’importance de la présence d’un média portant la voix des agriculteurs.

C’est ainsi qu’elles ont fondé le Journal Agricom en 1983, vendu quelques mois plus tard à l’Union des cultivateurs franco-ontariens (UCFO). Le Journal Agricom fête son 40e anniversaire cette année, 40 ans d’actualités agricoles, en français, en Ontario, années où le rôle des femmes, qui ne représentent encore que le tiers de la main-d’œuvre du secteur, a grandement changé.

Les deux femmes ne cessent de placoter lorsque Le Droit les rencontre au Art of Bean Coffee Co. d’Orléans, où elles résident maintenant. Elles ne se sont pas revues depuis de nombreuses années.

Elles reviennent sur leur enfance, à Alexandria, où la ferme était leur terrain de jeu. Le père de Mme Massie tenait une meunerie et son grand-père gérait une cabane à sucre et une ferme laitière. Mme Périard, elle, a grandi sur une ferme laitière.

La place de la femme dans cette industrie?

«Dans mes expériences, la femme a toujours eu un rôle, se rappelle Suzanne Massie. Ma grand-mère faisait la production laitière et ma tante a décidé de travailler à la banque au lieu de rester à la ferme.»

«Mais c’était atypique que ta tante se dissocie de la ferme, répond son amie. Ma mère s’occupait des finances et de l’administration, donc elle était la tête, et mon père travaillait au champ, il apportait les bras. L’iniquité était visible au sein du système, mais c’était égalitaire au sein du couple.»

Comme travail manuel, la petite Chantal pouvait traire les vaches, sans plus. «J’ai un souvenir de mon père qui crie à ma mère parce qu’elle conduit le tracteur.»

Peu de femmes, malgré l’engouement

Suzanne Massie, professionnelle de la gestion des ressources humaines, a travaillé quelque temps en partenariat avec le Conseil canadien pour les ressources humaines en agriculture (CCRHA). Elle constate que le nombre de cheffes d’entreprises en agriculture a augmenté.

«Avant, la perception que le travail physique n’était pas pour elles les éloignait de cette tâche, remarque-t-elle. Le collège a apporté la technologie, la formation et un endroit pour rassembler les gens.»

Mme Massie a remarqué cependant à travers ses visites dans les fermes que les ressources humaines et les finances de la ferme sont restées les responsabilités des femmes au sein des entreprises.

La directrice générale du CCRHA, Jennifer Wright, constate également que les femmes sont de plus en plus reconnues par leurs pairs dans ce secteur.

«Lorsque j’étais enfant, beaucoup de femmes se présentaient seulement comme l’épouse du fermier, alors qu’elles effectuaient un grand travail au sein de la ferme, se rappelle-t-elle. Maintenant, elles sont plus optimistes, mais il reste encore du travail à faire pour atteindre l’égalité.»

Mme Wright sent un engouement chez les femmes pour la direction des entreprises agricoles. Il y a quelques années, le conseil a mis sur pied un programme de leadership pour les femmes dans le domaine et les 100 places se sont envolées en moins de 24 heures, affirme-t-elle. De son côté, le programme fédéral Femme entrepreneure, qui verse des prêts aux femmes de l’industrie agricole ou agroalimentaire pour les aider dans le démarrage ou le développement de leur entreprise, s’est engagé à verser 500 millions de dollars pour les trois prochaines années.

La directrice constate que la pénurie de main-d’œuvre et l’évolution des mentalités de la société donnent plus d’occasions aux femmes d’évoluer dans le milieu.

Depuis 1991, première année où le recensement a compté les hommes et les femmes séparément en agriculture, la proportion d’agricultrices ne cesse d’augmenter. Il reste que les femmes n’occupent que 37,1% de la main-d’œuvre agricole en Ontario, et 30,4% au pays. Les chiffres demeurent trop bas aux yeux de Jennifer Wright.

«On observe encore du sexisme et des barrières systémiques, déclare-t-elle. Le nombre de places restreintes en garderie peut mettre un frein à se lancer dans une industrie qui occupe pratiquement tout notre temps.»

La force de la naïveté

Nadia Carrier a réalisé son rêve en 2008 en prenant la relève avec son conjoint des Serres M.Quenneville à Plantagenet.

Originaire de Québec, Mme Carrier fait partie d’une génération de femmes qui a su profiter de la prolifération des champs d’expertise en agriculture. Elle a étudié en agroéconomie et en agroécologie à l’Université Laval. C’est d’ailleurs le Journal Agricom qui l’a attirée dans l’Est ontarien il y a 20 ans. Elle y est devenue la première directrice générale de l’histoire de l’UCFO, fondé en 1929.

«Peut-être que j’étais naïve, constate-t-elle. De l’autre côté, à la banque, on demandait la signature du conjoint. Plusieurs considéraient mon mari chanceux d’avoir mon aide dans l’entreprise. Comme si j’avais un rôle secondaire.»

Membre du Réseau des femmes en agriculture de l’Est ontarien, elle a l’occasion de discuter avec les autres femmes du même milieu sur les enjeux qu’elles vivent, que ce soit positif ou négatif.

«Les sujets comme la météo et les enfants reviennent souvent, parce que c’est inévitable. Notre travail dépend de la météo et l’on doit s’occuper des enfants, tout en travaillant.»

L’entrepreneure a les yeux rivés sur la prochaine génération en agriculture, en étant coordinatrice et enseignante en technique agricole au collège La Cité. Elle compte parfois plus de filles que de garçons dans ses classes. Depuis 1992, en Ontario comme au Canada, le nombre d’étudiantes dans la catégorie Agriculture, ressources naturelles et conservation a largement augmenté, venant jusqu’à dépasser le nombre d’étudiants.

Ces dernières rêvent de démarrer leur entreprise, de reprendre la ferme familiale ou d’être technicienne en agriculture. Le cas du sexisme n’est pas abordé en classe, réalise-t-elle.

«Nous sommes beaucoup d’enseignantes, en plus d’être propriétaires d’une entreprise agricole, ce qui crée de bons modèles pour les jeunes. Les nombreux étudiants internationaux sont inspirés, parce que dans certains pays, il est quasi impossible pour une femme d’avoir son entreprise agricole.»

Nadia Carrier poursuit également son mentorat au sein d’AgriMentor, un programme gratuit venant en aide aux femmes en agriculture.

La vétérinaire Lucie Décoeur rejoint Mme Carrier en ajoutant que les divers parcours scolaires ont permis aux femmes de prendre plus de place dans le milieu. Lorsqu’elle était aux études, la classe de cette femme originaire de l’Est ontarien était composée à 90% de femmes, alors que les hommes jadis dominaient ce champ d’expertise.

«Quand je suis arrivée dans ma première clinique il y a 15 ans, j’étais la première femme depuis longtemps, alors il a fallu que je me prouve, relève-t-elle. Quand je vais dans les fermes maintenant, je rencontre de plus en plus de femmes gestionnaires de troupeau.»

La vétérinaire remarque que ces postes sont maintenant partagés de manière équitable entre les hommes et les femmes.

Tout baigne à la ferme

Dans la tête de Catherine Blanchard, il n’a jamais été question d’œuvrer dans un autre domaine que l’agriculture. Elle ne s’est jamais sentie freinée non plus. Élevée sur une ferme laitière à Saint-Albert, elle a commencé à participer aux tâches de l’entreprise, dès son plus jeune âge.

Il y a 20 ans, son rêve s’est concrétisé lorsqu’elle et son mari ont hérité de la ferme laitière des parents de celui-ci. L’agricultrice ne voit pas d’inconvénients à s’occuper de ses enfants tout en travaillant. «Ça nous évite d’aller à la garderie», mentionne-t-elle.

Heureusement, elle ne rapporte aucun cas de sexisme à son écart dans le cadre de son travail.

«Je crois que les femmes en agriculture ont plus de patience, de minutie et d’organisation, constate la diplômée du défunt Collège d’Alfred. Elle doit occuper son rôle de mère tout en faisant rouler l’entreprise, ce qui demande une bonne structure.»

Apporter une expertise

Pour Noëlle Pasquier également, la présence des enfants sur la ferme a été bénéfique.

«C’est ce qui fait en sorte que plus tard ils sont intéressés par l’agriculture, affirme la fermière d’origine belge. C’est aussi plus facile quand le couple est ensemble dans l’entreprise, avec le même but.»

Son fils de 33 ans prend d’ailleurs tranquillement les commandes de la ferme Troitrèfles.

Avec ses trois robots à la ferme, Mme Pasquier est une de celles qui ont tiré avantage de l’arrivée de nouvelles technologies pour évoluer.

«Les femmes ont profité de la modernisation qui diminue la valorisation du travail physique», déclare-t-elle.

En plus d’être plus réfléchie, elle constate que les femmes ont tendance à être plus ingénieuses. Comme transformer sa ferme en Bed and breakfast ou en secteur apicole. Il reste qu’elles doivent se démarquer plus que leurs collègues masculins pour acquérir la confiance du milieu, perçoit-elle.

Alors qu’on évoque la place de la femme en agriculture, un exemple de sexisme lui revient à l’esprit. À ses débuts dans l’industrie laitière, lors d’une assemblée annuelle des producteurs laitiers de l’Ontario, la question de l’augmentation du prix du lait a été évoquée. Devant un grand nombre d’agriculteurs anglophones, elle militait pour une hausse du prix. Ces derniers s’y opposaient, disant avoir un revenu décent.

«Après la réunion, un monsieur m’a pris à part et m’a dit: “toi la petite dame cute, tu devrais te taire“», rappelle la fermière.

Sortir des sentiers battus

Vicki Brisson a grandi sur une ferme laitière à Embrun, mais contrairement à Catherine Blanchard, elle ne se voyait pas prendre la relève de l’entreprise familiale. Son métier: responsable des services techniques ruminant. Cet emploi ne vous dit-il pas quelque chose? C’est justement l’objectif de la jeune de 26 ans.

«Je veux montrer aux gens qu’il y a plus qu’une option en agriculture, le travail ne se fait pas juste sur la ferme», soutient la jeune femme.

En gros, son travail consiste à conseiller les agriculteurs sur l’alimentation de leurs animaux. Elle s’implique beaucoup dans sa communauté, en commençant par le Réseau des femmes en agriculture de l’Est ontarien, qu’elle a fondé en 2021.

«Je voulais recréer ce sentiment de communauté que j’avais vécu lors de mes études à Guelph, raconte-t-elle. De fil en aiguille, j’ai réalisé que les femmes avaient un besoin de se retrouver ensemble et de communiquer.»

«L’intrapreneur», comme elle se qualifie, évolue au sein du Conseil canadien de la jeunesse agricole. Elle anime également un balado réunissant des chercheurs qui vulgarise la science, les mathématiques et la biologie qui entourent le domaine. Tout ça pour sortir du champ comme lieu de travail.

«Je me vois comme une entrepreneure au sein d’une entreprise, se décrit-elle. En partageant mes expériences avec les jeunes, je peux les aider à prendre leur propre chemin.»

Vicki Brisson n’a jamais été freinée par la barrière du sexe et n’a pas été victime de sexisme.

«On va mettre un frein à ces commentaires-là en encourageant les femmes à avoir confiance en elles, soutient-elle. Au départ, être fermier demande de la résilience. Être une femme représente une barrière additionnelle.»

Le changement, selon elle, se fait un jour à la fois. «C’est difficile au quotidien, mais les petits gestes paieront à long terme. Quand l’être humain est heureux, c’est là qu’il a le plus grand impact.»

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Photos

Chantal Périard et Suzanne Massie ont fondé le Journal Agricom en 1983. Il n'avait aucun doute dans leur tête que le journal allait perdurer ainsi. (Etienne Ranger)

Les deux dames soulignent le travail de l'UCFO, sans qui le journal n'aurait pas pu évoluer, disent-elles. (Etienne Ranger)

Nadia Carrier et son conjoint Dominic Fortin mènent un centre jardin depuis 15 ans à Plantagenet. (Courtoisie)

Lucie Décoeur est vétérinaire aux Services vétérinaires de l'Est ontarien, où elle parcourt les fermes à travers la région pour prendre soin des animaux. (Courtoisie)

Noëlle Pasquier et son conjoint songent à la préretraite, pendant que leur fils prend tranquillement la relève de la ferme. (Courtoisie)

Vicki Brisson démontre l'éventail de parcours qui se rattache à l'agriculture, pour y attirer une nouvelle main-d'oeuvre. (Lexine Ménard Photographie/courtoisie)

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  • Date de création 18 décembre, 2023
  • Dernière mise à jour 18 décembre, 2023
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