Les bottes rouges de l’infirmière
ÉMILIE GOUGEON-PELLETIER
Initiative de journalisme local — Le Droit
Quand Alicia (nom fictif) repense à la fois où elle a choisi d’interrompre sa grossesse, une seule image lui revient en tête: les bottes rouges de l’infirmière.
À l’âge de 19 ans, Alicia, originaire de Cornwall, a appris qu’elle était enceinte.
Empêtrée dans une relation avec un homme abusif, elle se disait aussi trop jeune et mal équipée pour mener à terme sa grossesse, et elle a fait le choix d’y mettre fin.
«J’étais jeune, j’avais peur. Je me sentais seule et je n’avais personne à qui parler, y compris ma famille. J’ai été élevée dans une famille catholique, j’étais enfant de chœur à l’église, je chantais dans la chorale. Ça n’aurait pas passé. Encore aujourd’hui, mes parents ne savent pas que j’ai fait ce choix.»
La première surprise est survenue durant son rendez-vous avec son médecin de famille: elle apprend que pour obtenir un avortement, elle allait devoir se rendre à Ottawa.
Pas le choix
«Je n’avais pas de voiture et je n’étais jamais encore allée à Ottawa», raconte-t-elle.
Pas le choix, c’est son chum de l’époque qui l’amène dans la «grande ville» pour son rendez-vous à la clinique.
Une fois arrivée sur les lieux, la jeune femme voit des gens qui manifestent contre le droit à l’avortement et elle est interpellée par une femme qui lui laisse savoir qu’elle n’est pas d’accord avec son choix.
Les moments et les quelques jours qui suivent sont plutôt flous dans l’esprit d’Alicia.
«Je pense que je me suis dissociée de mon expérience. Tout ce dont je me souviens, ce sont les maudites bottes en caoutchouc rouge de l’infirmière. Je me disais: “Comment cette dame me demande-t-elle comment je vais et elle porte des bottes en caoutchouc rouge?”. Je sais que ça n’a pas de sens aujourd’hui, mais c’est ce qui me revient en tête.»
Où se trouvent les services?
Sur place, aucun des membres du personnel interpellés n’a été en mesure de lui dire où une femme enceinte peut se rendre dans la région pour obtenir un avortement.
Le site web de l’institution est pourtant le second lien proposé par Google lorsqu’on y tape «avortement Cornwall Ontario», tout juste après celui de Pro-Life Cornwall.
L'HCC, seul hôpital en ville, ne devrait-il donc pas pouvoir offrir ce genre d’informations au public?
Ça ne semble pas être le cas.
Motus et bouche cousue… mais pourquoi?
Ce manque d’accès à l’information peut sembler surprenant, mais la porte-parole en matière de santé pour le NPD France Gélinas explique qu’il ne s’agit pas d’un pur hasard.
«C’est comme ça dans tous les hôpitaux et dans toutes les régions de l’Ontario. Peut-être pas dans les grands centres, mais dans les régions rurales, oui», explique France Gélinas.
La députée originaire de Sudbury explique que le mouvement pro-vie, celui qui s’oppose au choix des femmes de se faire avorter, a les tentacules à un tel point ancrés au sein des communautés de l’Ontario que les fournisseurs de services doivent prendre des mesures pour se protéger.
«Seuls les gens qui ont besoin de ce service vont pouvoir savoir où et quand il est offert. Parce que la minute où le mouvement pro-vie prend connaissance de ces informations, ils vont noter l’heure, l’endroit et identifier les professionnels de la santé impliqués et ils vont organiser des piquets et des manifestations, et ça ouvre la porte au harcèlement.»
Certes, la Loi sur l’accès sécuritaire aux services d’interruption volontaire de grossesse autorise la création de zones d’accès autour des établissements qui offrent les avortements.
Or, elle ne restreint la présence des individus qui veulent faire valoir leur opposition au choix des femmes qu’à 50 mètres de distance de l’établissement.
Ce n’est pas suffisant, juge France Gélinas, pour empêcher que les propos anti-avortement se rendent aux oreilles des femmes qui se déplacent à la clinique pour en obtenir un, comme ce qu’a vécu Alicia, il y a une quinzaine d’années.
Qui appeler?
Comment une femme enceinte qui décide d’interrompre sa grossesse obtient-elle les informations dont elle a besoin?
L’idéal est de contacter son médecin de famille, son infirmière praticienne, son gynécologue, ou tout fournisseur de soins primaires, recommande France Gélinas.
Nous avons demandé à l’HCC de nous indiquer s’il est vrai que l’opacité qui semble exister au sein de l’institution au sujet des services d’avortement était liée à des questions de sécurité.
Dans son courriel, l’hôpital n’a pas répondu directement à cette question.
L’établissement de santé s’est contenté de nous informer que son service de santé des femmes et des enfants, ainsi que ses obstétriciens, «fournissent de l’éducation et des informations aux mères enceintes qui souhaitent avorter sur comment et où des soins d’avortement sécuritaires et complets peuvent être obtenus».
Sans fournir d’adresse précise, l’institution ajoute que les centres de santé ou les cliniques les plus proches offrant des services d’avortement en Ontario sont situés à Ottawa.
Aujourd’hui dans la trentaine, Alicia se désole de savoir que les femmes d’une région rurale comme Cornwall, où tout le monde n’a pas nécessairement accès à un véhicule, doivent se rendre à Ottawa pour mettre fin à leur grossesse.
Et chaque fois qu’elle revient à Cornwall, l’immense pancarte anti-choix en bordure de la route 138 détenue par l’organisme Pro-Vie Cornwall lui remet au visage le traumatisme qu’elle dit avoir vécu lors de son avortement. «Je ne manque jamais de lui montrer le doigt», conclut Alicia.
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- Date de création 19 août, 2022
- Dernière mise à jour 19 août, 2022