L’enfer de la pornographie forcée

Danielle et Adèle* ne se connaissent pas, elles n’ont pas grand-chose en commun. Mais il y a un souvenir qu’elles partagent, maintenant, et qui les unit : les hommes obsédés par la pornographie qui allaient les piéger et leur infliger un traumatisme immense, celui de devenir, malgré elles, les actrices de vidéos XXX, passaient tous pour des «anges».


Par Émilie Gougeon-Pelletier, IJL - Réseau.Presse - Le Droit

Ces deux survivantes ont des récits complètement différents de ce qui leur est arrivé, mais les hommes qu’elles accusent de les avoir abusées émotionnellement, physiquement et sexuellement avaient tous la même qualité : le charisme.

Et même si les abus qu’elles disent avoir vécus ne sont pas tous les mêmes, elles sont toutes les deux aujourd’hui aidées pour des symptômes identiques du trouble de stress post-traumatique.

«Quand il entrait dans la pièce, c’est comme si tout le monde voyait l’auréole au-dessus de sa tête», se souvient Danielle.

C’est aussi ce que les proches d’Adèle disaient à propos de celui qu’elle accuse d’avoir ciblé sa vulnérabilité pour la forcer à vendre son corps à travers une webcam.

«Tout le monde me disait qu’il était tellement gentil, qu’il avait les yeux d’un ange», raconte Adèle, qui a elle aussi accepté de nous relater une histoire infernale.

Danielle

Maintenant, partout où elle va, Danielle est à l’affût des caméras. Chaque fois qu’elle entre dans une pièce, elle cherche les demi-sphères noires accrochées au plafond, qu’elle soupçonne de l’épier.

Ce n’est pas pour rien que cette paranoïa l’accompagne dans son quotidien.

Danielle dit s’être rendu compte, en 2021, que son mari — et le père de ses deux enfants — avait accumulé plus de 88 000 photos et vidéos «sexualisées» d’elle dans son téléphone et dans divers appareils électroniques.

Sur ces images, on la voyait se maquiller en soutien-gorge, prendre sa douche, ou encore à la plage en bikini. On la voyait aussi lorsqu’elle subissait les agressions sexuelles commises par celui qu’elle croyait être son amoureux, affirme-t-elle.

Celui-ci est entré dans sa vie alors qu’elle venait de vivre une séparation traumatisante.

Elle était alors âgée dans la vingtaine et avait déjà vécu une expérience douloureuse. Son ex-copain de l’époque, qui n’acceptait pas leur rupture, s’était rendu dans la ville natale de Danielle pour remettre à ses proches des copies d’un film porno qu’il avait créé, en fusionnant des images de leurs ébats sexuels et de scènes sadomasochistes provenant d’autres sources.

«Il avait glissé des CD-ROM sous le clavier de mes collègues et en avait remis à des membres de ma famille», témoigne Danielle.

Peu après cette saga, elle a rencontré celui qui allait devenir son époux. Et lui faire vivre un autre cauchemar. «Nous étions à l’université en même temps. Éventuellement, je me suis confiée à lui, notamment parce qu’il me disait qu’il pouvait m’aider à me sentir en sécurité, puisqu’il suivait des cours de criminologie, des cours féministes, et des cours d’aide aux victimes.»

Petit à petit, toutefois, «la vie est devenue de plus en plus pénible».

«Il m’achetait des vêtements, du maquillage, et il me forçait à les porter. Si je ne le faisais pas, il me faisait savoir sa déception pendant des semaines.»

Elle affirme que lorsqu’ils avaient des relations sexuelles, son mari aimait la dégrader.

«Il voulait souvent me placer dans des positions non naturelles. Je pense qu’il essayait de recréer ce qu’il voyait dans la porno. Beaucoup de choses violentes, dégradantes, il me crachait dessus, me frappait. Il me frappait fort, et il aimait voir la forme de sa main se former sur ma fesse après une gifle. Tout au long, quand on avait ces relations, il filmait, il se créait des scènes. Si je n’étais pas assez enthousiaste, il se fâchait. Il fallait que j’aime tout ce qu’il faisait.»

Danielle le sait, parce qu’elle l’a vu faire en visionnant les enregistrements des caméras de surveillance que son mari avait installées, dit-elle. «C’est là que j’ai vu le flash de son téléphone. Je me souviens de cette soirée, parce qu’il m’avait apporté une boisson alcoolisée. Une seule petite boisson, et j’étais complètement à terre. La caméra a capturé la relation sexuelle. Et lui, il prenait des photos, alors que moi, je ne bougeais pas du tout.»

Danielle n’a aucune idée de ce que son mari a fait avec les images qu’il a accumulé dans son téléphone pendant plus d’une décennie.

Adèle

Adèle affirme avoir passé trois mois coincée dans la toile de son agresseur.

L’été dernier, l’homme qu’elle avait rencontré dans un lieu «public et sécurisé», en qui elle avait confiance, lui avait confié avoir le cancer des poumons et qu’il ne lui restait que trois mois à vivre.

Au début, il était à l’écoute d’Adèle, il lui promettait une sécurité physique et financière, se souvient-elle. «Et je voulais être là pour lui, durant ces moments difficiles. Mais c’était un mensonge, comme tout le reste.»

Dès que l’occasion s’est présentée, «tout a changé».

«Ce n’était plus le même gars», se souvient-elle.

Il l’a forcée à prendre des drogues et l’a agressée sexuellement une première fois. «Peu après ça, la porno, les webcams, ça a commencé assez vite.»

Pendant les trois mois qui ont suivi, Adèle révèle avoir été forcée d’avoir des relations sexuelles devant des spectateurs en ligne, de financer la dépendance à la pornographie de son agresseur et de courir le risque de renouer avec d’anciens problèmes de dépendance.

«Je pouvais pleurer, ne pas être bien du tout, et ça ne le dérangeait pas. Ça continuait. Il me prenait la tête et me mettait de la coke dans la face. Je disais non, non, non.»

Hypnose

Les récits de Danielle et d’Adèle comportent plusieurs parallèles, note Josée Laramée, gestionnaire des services du Centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS) francophone d’Ottawa.

«Moi, je compare cela à des hypnotiseurs», dit Mme Laramée. «On est souvent surpris de voir qu’en si peu de temps, ils sont capables d’hypnotiser les gens sur scène. Imaginez-vous, ici, qu’il ait eu trois mois pour préparer sa victime, ou 16 ans. Et elles se disent : « personne ne va me croire, tout le monde disait que c’était un ange ». C’est comme des menottes transparentes.»

L’influence de la pornographie

On constate également «l’influence de l’industrie de la pornographie sur les événements traumatisants qu’ont vécus ces deux femmes», affirme Josée Laramée.

La députée provinciale d’Ottawa-Vanier, Lucille Collard, estime que cette industrie pose un danger de plus en plus grand sur les générations futures. «C’est une responsabilité communautaire de s’assurer que nos jeunes sont éduqués et qu’ils sont supervisés dans leur utilisation d’internet, justement pour éviter ce genre de pièges-là où ils se font aspirer dans des choses comme ça où ils deviennent des esclaves de la pornographie», note-t-elle.

Lucille Collard a obtenu, mercredi, l’appui de l’Assemblée législative de l’Ontario pour l’adoption de son projet de loi visant à protéger les survivantes de la traite humaine contre les dettes contractées sous la contrainte. C’est ce que dit avoir vécu Adèle.

Elle soutient que son agresseur l’a obligée à payer une foule de dépenses liées à sa dépendance à la porno qui se passait essentiellement à l’hôtel: comptes de vidéos XXX en ligne, chambres, repas, taxis...

Leurs images en lignes ?

Danielle et Adèle n’ont aucune idée de ce qu’il adviendra des images d’elles qui ont été capturées sans leur consentement. Toutes les deux craignent que les photos et films circulent sur Internet, sur des sites de téléchargement de vidéos pornographiques notamment.

«Je ne sais pas si ça a été filmé ou sauvegardé sur les écrans des autres», dit Adèle. « Mais ça serait son genre… il est obsédé par la porno.»

« J’espère pas, ajoute Danielle. Mais je sais très bien que c’est possible. Les chances sont minimes que pas une seule image de moi ne soit en ligne avec ce que j’ai vécu.»

Les deux femmes espèrent toutes les deux ne jamais avoir à expliquer leur existence à leurs proches ou à des membres de leur famille, mais sont conscientes que ce qui se retrouve en ligne peut y rester pour toujours.

L’histoire des deux femmes illustre une réalité importante du monde de la pornographie et de l’exploitation sexuelle, estime Jennifer Dunn, la directrice exécutive du London Abused Women’s Centre: l’absence de consentement.

Elle juge qu’il y a trop de cas comme ceux de Danielle et d’Adèle où les femmes ne «choisissent pas réellement» ces activités.

Jean-Marc Beausoleil, qui a publié en 2020 Pornodyssée, un essai où il raconte son incursion dans l’univers québécois de la pornographie, affirme avoir réalisé, durant ses recherches, que les consommateurs ont tout à gagner de «s’informer sur la provenance du contenu».

«Les femmes sont dans une société où on n’a pas l’égalité, on n’a pas l’équité financière», explique Josée Laramée. «Et tant que ce sera le cas, les femmes ne pourront pas faire le choix informé de vendre le sexe parce qu’elles ont bel et bien envie de le faire.»

Si vous êtes en danger ou si vous soupçonnez qu’une personne est victime de traite de personnes, appelez le 911 ou votre service de police local. Si vous ou quelqu’un que vous connaissez a besoin de soutien ou si vous voulez signaler un cas potentiel, appelez la Ligne d’urgence contre la traite des personnes : 1 833 900-1010. C’est un service confidentiel, gratuit et disponible 24 heures sur 24, 7 jours sur 7.

*Danielle et Adèle ont accepté de parler au Droit à condition de demeurer anonymes, pour des raisons de sécurité.

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  • Date de création 4 décembre, 2023
  • Dernière mise à jour 4 décembre, 2023
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