Le journaliste et l’athlète: l’importance de se parler

ÉMILIE GOUGEON-PELLETIER

Initiative de journalisme local — Le Droit

À TÊTE REPOSÉE / En octobre 2021, lors d’une entrevue exclusive de 22 minutes diffusée par le réseau sportif TSN, le hockeyeur Kyle Beach révélait pour la première fois être celui que l’on surnommait «John Doe» dans l’enquête menée sur l’entraîneur Brad Aldrich des Blackhawks de Chicago, reconnu coupable d’inconduites sexuelles. Près d’un an plus tard, le journaliste Rick Westhead nous confie ne pas avoir encore visionné cette entrevue émotive qu’il a menée avec le jeune homme. 

Difficile d’imaginer le courage que ça prend à un joueur de hockey ayant été victime d’abus sexuels de révéler au grand jour ce qu’il a vécu. 

En décidant de s’entretenir avec le journaliste d’enquête Rick Westhead, qui avait suivi le dossier depuis ses tout débuts, pour raconter son histoire, Kyle Beach a fait preuve d’une admirable force d’âme.

L’entrevue entre les deux hommes, pleine de vulnérabilité et d’émotion brute, a déclenché une véritable onde de choc dans le monde des sports professionnels.

«C’était l’une des entrevues les plus difficiles que j’ai faites», admet le journaliste en entrevue avec Le Droit, près d’un an après l’entretien télévisé. 

Et depuis, Rick Westhead et Kyle Beach ont développé une relation de proximité et un lien de confiance inégalé.

Les deux amis se sont promis que lorsqu’ils seront prêts, ils visionneront ensemble l’entrevue.

Et c’est ce lien avec les personnes qu’il rencontre qui motive Rick Westhead à faire ce qu’il fait.

Il a commencé sa carrière comme journaliste sportif. Il a couvert des matches de hockey, baseball, football et de basketball à travers l’Amérique du Nord, mais après un certain temps – et des nuits passées à dormir dans sa voiture, question de faire des économies – il sentait que ça ne le satisfaisait plus.

Il s’est joint à l’équipe de reporters à l’étranger du Toronto Star.

Envoyé au Pakistan pour couvrir les dégâts causés par le tremblement de terre au Cashemire, en 2005, le journaliste a interviewé des familles qui ont tout perdu lors de cette tragédie.

«Je me souviens de cette famille qui m’avait accueilli, c’était remarquable. Ils avaient nettoyé un tout petit espace de quelques pieds carrés, et nous y étions tous assis, entourés par les décombres, et ils ont utilisé des brindilles pour faire chauffer du chai. Ils m’ont offert de ce thé et de la nourriture qu’ils avaient reçu dans leur sac de secours, tout ça pour jouer le rôle d’hôtes, et pour bien m’accueillir. Imaginez couvrir ça. Imaginez voir la vie et la mort de si près. Pour moi, ça, c’était la réalité, plus que couvrir un match ne l’était.»

Il était fasciné par les rencontres qu’il faisait lorsqu’il était correspondant en Inde. «Chaque fois que tu mets le pied dehors, une histoire d’actualité se présente.»

Son travail l’a aussi amené en zones de guerre en Afghanistan et au Sri Lanka, notamment, et partout sur la planète, comme aux Philippines, en Irlande, en Australie et en Arabie Saoudite.

Des histoires d’impact

Lorsque TSN a voulu l’embaucher, Rick Westhead a insisté: il ne voulait pas couvrir les sports, il souhaitait continuer d’enquêter et de travailler sur des histoires d’impact dans le «sports business».

Aujourd’hui, il passe son temps à avoir des conversations avec des gens qui lui racontent des périodes qui ont marqué leur vie.

Simplement en portant attention à ce qu’ils ont à dire et en assurant un suivi soutenu auprès de ces personnes, Rick Westhead publie des histoires exclusives et marquantes qui contribuent à l’évolution des pratiques dans le monde des sports.

En février dernier, il a raconté le récit de Tess White, précédemment mariée à l’ancien défenseur des Maple Leafs de Toronto, Ian White, devenu toxicomane après avoir utilisé des analgésiques et des somnifères tout au long de sa carrière.

Elle lui disait souhaiter que la LNH et l’Association des joueurs de la LNH améliorent le soutien offert aux familles des joueurs en difficulté.

«Pas un seul appel de la LNH pour leur demander, simplement, “comment ça va”», déplore Rick Westhead.

Aujourd’hui, Tess reçoit de l’aide de l’Association des anciens de la LNH.

Transparence

«Le standard, c’est la responsabilité. Et je me tiens responsable, moi aussi, en m’assurant de faire le suivi avec mes sources et mes intervenants. La LNH a elle aussi un devoir de diligence envers les joueurs et leurs familles, qui méritent plus qu’un tweet, qui méritent des suivis, encore et encore.»

À travers les nombreuses entrevues qu’il a menées auprès de groupes de défense des droits de la personne, des joueurs victimes d’abus, de leurs familles et de différents organismes qui luttent en leur nom, un élément est récurrent: le gouvernement doit faire mieux pour tenir responsables les organisations auxquelles il donne de l’argent.

La façon dont Hockey Canada règle depuis des années les plaintes pour agressions sexuelles a récemment causé l’indignation et a fait basculer les colonnes des institutions qui encadrent ce sport national.

Et Rick Westhead entend constamment la même chose: «il faut plus de transparence, plus de règles face à la compensation des membres exécutifs et plus de règles à propos des enquêtes lorsque des plaintes liées aux abus surviennent, afin de s’assurer que les joueurs soient en sécurité».

Et cette transparence, Rick Westhead l’applique aussi dans son travail de reporter.

Comment un journaliste se prépare-t-il pour couvrir des histoires aussi difficiles?

Aux débuts de sa carrière de correspondant à l’étranger, on l’a visé avec des armes à feu à Port-Au-Prince, lors d’un coup militaire, où il dit avoir vu pour la première fois la mort de si près. «La dernière chose que j’ai vue en partant, ce sont des journalistes qui avaient été capturés à bout portant, agenouillés, sur le bord de la rue, avec des armes pointées à la tête.»

Rick Westhead raconte que ce n’est qu’à ce moment, en revenant d’Haïti, qu’on lui a proposé de suivre une formation sur la couverture journalistique en zones de conflits.

Est-ce que cette formation l’a préparé pour le genre de journalisme qu’il fait aujourd’hui? «Non. Je pense que ce qui m’a préparé, ce sont les expériences de vie. Plus on vieillit, plus de gens on connaît qui ont eu des difficultés, et plus on a eu soi-même à vivre des choses difficiles. Je pense que je suis un meilleur journaliste, avec une meilleure écoute et plus d’empathie que j’en avais à l’époque.»

Dans son rôle auprès de l’Association canadiennes des journalistes, il a usé de cette expérience en travaillant comme mentor auprès de jeunes reporters.

Empathie, confiance et beaucoup, beaucoup de patience. Voilà les qualités essentielles qui permettent à Rick Westhead d’offrir le sentiment de sécurité aux survivants d’agressions et d’abus sexuels lorsqu’ils témoignent de ce qu’ils ont vécu.

L’âge moyen de ceux qui signalent avoir été abusés sexuellement durant leur jeunesse est d’environ 52 ans, selon une étude menée en 2020 par l’organisme pour la protection des droits des enfants, Child USA.

«Bien qu'il puisse sembler intuitif qu'un survivant divulgue un abus lorsqu'il s'est produit, les données révèlent une réalité différente», a établi l’organisme dans un rapport sur les délais de signalements.

Quand Rick Westhead entre en contact avec quelqu’un qui a vécu un tel cauchemar, il lui donne donc du temps pour bien y réfléchir et lui assure que s’il décide qu’il ne veut plus témoigner de son traumatisme, c’est correct aussi.

Son propre récit

Après toutes ces années à raconter les bouleversements dans la vie des autres, le journaliste admet avoir mis du temps à décider de partager les événements qui sont récemment venus chambouler sa propre vie de famille.

L’an dernier, son fils Carter a reçu un diagnostic de leucémie.

«Avoir un enfant qui est confronté à une maladie mortelle, je ne peux le comparer à aucune autre expérience que j’ai vécue. Et je suis une personne très privée avec ma famille. Je ne suis pas très actif sur les réseaux sociaux. La raison pour laquelle j’ai décidé de partager l’histoire de notre famille, c’est que je me souviens d’avoir été assis seul à l’hôpital pour enfants Sickkids et de m’être senti perdu, terrifié et tellement désespéré. Et je me souviens avoir pensé que si je pouvais aider une famille, je devais le faire. J’avais tellement d’appréhension à l’idée de faire une publication, mais le résultat a été magnifique.»

Aujourd’hui, Rick Westhead reçoit quotidiennement des messages de familles qui traversent des situations comme la sienne.

Son fils Carter n’a plus le cancer, il s’apprête à recommencer à jouer au hockey, et des milliers de personnes ont fait don de leur argent à l’hôpital en réponse à son message.

Rick Westhead est la preuve même que parfois, tout ce qu’il faut, c’est de se parler.

 

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  • Date de création 29 août, 2022
  • Dernière mise à jour 29 août, 2022
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