La télémédecine facilite l’accès aux soins, mais à quel prix?

Face à la crise de la médecine familiale en Alberta et au manque de ressources francophones dans les zones rurales, la télémédecine apparaît comme une solution partielle et logique pour faciliter l’accès au système de santé. Or, des experts du milieu mettent en garde contre cette pratique médicale qui risque de diminuer la qualité des soins à long terme.

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Gabrielle Audet-Michaud

IJL-RÉSEAU.PRESSE-LE FRANCO

En pleine pandémie de COVID-19, plusieurs médecins de famille se sont tournés vers la télémédecine pour faire le suivi de leurs patients. Cette pratique assurait non seulement le respect des mesures sanitaires, mais permettait aussi à certains praticiens de traiter un nombre de clients plus élevé par jour. Flexible et simple, ce modèle est rapidement devenu monnaie courante dans le milieu médical.

Le Dr Appolinaire Katumba dit avoir recours assez régulièrement à cette pratique avec des patients qui sont dans l'impossibilité de se déplacer pendant les heures d’ouverture normales de sa clinique à Fort McMurray. «Ça facilite la vie à mes patients, c’est certain», avance ce médecin de famille francophone avant de nommer ses limites. «Je ne fais pas de consultation en télémédecine avec des personnes dont je ne connais pas les dossiers.»

Paul Denis, directeur général du Réseau santé Alberta (RSA), souligne également les avantages qu’offre la consultation médicale à distance, en particulier pour les francophones qui habitent en milieu rural et qui souhaitent avoir accès aux résultats de leur bilan de santé sans avoir à se déplacer. «On n’a pas besoin de conduire jusqu’au bureau du médecin. C’est très efficace, surtout si on n’a pas une condition médicale grave ou problématique», mentionne le directeur général.

Sauf que des doutes persistent quant à l’efficacité réelle de la consultation virtuelle, surtout dans le domaine de la médecine familiale qui nécessite un suivi direct et constant entre le docteur et son patient. Le Dr Denis R.J. Vincent, médecin de famille à Edmonton, se demande d’ailleurs comment un rendez-vous par visioconférence peut remplacer un examen physique complet.

«Normalement, il faut ausculter la gorge, écouter les poumons et le cœur des patients», fait-il valoir. «Parler à quelqu’un sur Zoom, ce n’est pas comparable. Si un patient décrit une liste de symptômes, j’aurais certainement besoin de l’examiner avant de poser un diagnostic», ajoute-t-il.

Selon lui, d’autres spécialités médicales sont sans doute mieux adaptées à la pratique de la télémédecine, comme la psychiatrie et la dermatologie, qui nécessitent peu ou pas d’examens physiques. «Les patients peuvent montrer leurs problèmes de peau à la caméra sans que ça nuise au travail du docteur. Ça ne nuit pas à leur capacité de poser un diagnostic», analyse-t-il en exemple.

L'écran au service de l'humain, pas certain 

Pour le professeur Damien Contandriopoulos, qui enseigne à la faculté de sciences infirmières de l’Université de Victoria et se spécialise dans les politiques de santé publique, la télémédecine peut avoir certains bienfaits, surtout si un modèle hybride est adopté par les médecins. Un modèle qui combine des consultations en personne et à distance. «Il y a presque juste du bon [dans ce cas-là] parce qu’un suivi constant a toujours lieu avec notre médecin de famille. C’est juste que parfois, le suivi se fait par téléphone», note-t-il.

Là où la situation se complique et dégénère, dit-il, c’est avec de «gros joueurs tels que Maple et TELUS Santé» qui décentralisent la médecine familiale vers leurs plateformes de soins virtuels. Dans les dernières années, plusieurs médecins albertains et canadiens auraient cessé de suivre leurs patients réguliers pour se consacrer à la clientèle de ces entreprises privées qui proposent des services de consultation entièrement virtuels et pour la plupart payants.

Ce modèle de télémédecine peut certainement avoir des avantages pour les personnes qui ont des problèmes de santé ponctuels et qui n’ont pas de médecin de famille régulier, explique Damien Contandriopoulos. «Pour les petits bobos pas graves où on a besoin de voir un médecin une seule fois, c’est parfait. Supposons qu’un patient ait des symptômes grippaux, par exemple. Un médecin en ligne va offrir les mêmes soins qu’un autre médecin et plus rapidement», évoque-t-il.

Par contre, pour les problèmes de santé plus complexes comme les douleurs abdominales, les troubles pulmonaires ou d’autres affections chroniques, les consultations à distance ne permettent pas d’effectuer un suivi efficace des patients, nuance le professeur. En outre, rappelle-t-il, l'absence d'examens physiques rend difficile l’établissement d’un diagnostic précis par les médecins.

Il renchérit, «une personne qui a régulièrement mal au ventre consulterait normalement des spécialistes à la demande de son médecin de famille jusqu’à ce qu’on trouve la cause de ses douleurs. Ça pourrait être du reflux gastrique, par exemple, mais aussi un cancer. Avec la télémédecine, il n’y a personne qui effectue de suivi… On risque de ne pas avoir de diagnostic. C’est grave!», s’exclame-t-il.

Dans l'éventualité où un patient souffre de douleurs récurrentes et a recours à des services de télémédecine payants à de nombreuses reprises, son dossier passera entre les mains de différents médecins, ce qui peut poser des problèmes dans la continuité des soins. «Avec la consultation en ligne, les médecins vont arrêter de pratiquer la médecine longitudinale. C’est-à-dire que les patients n’auront pas de docteur désigné. Pour le patient, ça équivaut à échanger sa voiture personnelle pour une passe de bus», argumente Damien Contandriopoulos.

Finalement, à force de consulter différents médecins virtuels, le professeur s’inquiète que certains patients passent entre les mailles du filet. En effet, sans suivi régulier, il est probable que le système de consultation en ligne se limite à traiter les symptômes de surface des patients plutôt que de s'attaquer à leurs véritables enjeux de santé sous-jacents.

Des solutions alternatives dans un avenir plus ou moins proche 

Pour faire face à la crise de la médecine familiale et accroître l’accès aux services en milieu rural, le professeur à l’Université Victoria aimerait voir l’Alberta autoriser la pratique autonome des infirmières praticiennes comme l’a fait l’Ontario en 2007. «Toutes les données indiquent que les services qui sont offerts sont de qualité similaire ou supérieure à ceux offerts par des médecins. C’est la solution la plus rapide, la plus économique et potentiellement la plus efficace pour accroître les soins», analyse-t-il.

En ce qui concerne l’accès aux soins pour les francophones, le directeur général du RSA, Paul Denis estime qu’il y a un travail d'éducation et de sensibilisation important à faire auprès des Franco-Albertains afin de les encourager à faire carrière dans le domaine. Dans cette optique, le RSA prévoit de fournir des trousses d’information sur les différentes carrières en santé aux enseignants des conseils scolaires francophones et des écoles d’immersion française à partir de septembre.

«L’information sera divisée par groupe scolaire, mais on va couvrir les élèves de la 6e à la 12e année. On a environ 42 000 élèves dans les écoles d’immersion» et 9000 dans les écoles francophones cette année, «alors c’est beaucoup de gens qu’on pourrait aller rejoindre et sensibiliser», s’enthousiasme-t-il.

L'espoir est de voir certains de ces jeunes choisir une carrière dans le domaine de la santé et qu’ils puissent offrir des soins en français à leurs futurs patients, ajoute-t-il.

  • Nombre de fichiers 5
  • Date de création 30 juin, 2023
  • Dernière mise à jour 1 juillet, 2023
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