La Loi fondamentale permet au Canada de continuer à évoluer

Le Canada, par la volonté politique de Pierre Elliott Trudeau, a obtenu sa pleine indépendance en adoptant sa Loi constitutionnelle en 1982. Un pas historique qui n’était pas gagnée d’avance. Me Gerald Heckman, professeur agrégé de droit à l’Université du Manitoba, apporte son éclairage.

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Ophélie Doireau

IJL – Réseau.Presse – La Liberté

  • En quoi le rapatriement de la constitution a-t-il amené une nouvelle donne?

Avant 1982, le texte principal de notre constitution était l’Acte de l’Amérique du Nord britannique (AANB), adopté par le Parlement britannique en 1867. Cette loi très importante a uni plusieurs colonies britanniques en Amérique du Nord pour former un État fédéral et a implanté, autant dans l’État fédéral que dans les nouvelles provinces, les institutions d’une démocratie parlementaire.

L’AANB affirmait dans son préambule que la Constitution du Canada reposait sur « les mêmes principes que celle du Royaume-Uni ». Le principe de souveraineté parlementaire conférait au Parlement fédéral et aux législatures provinciales le droit d’adopter des lois dans leurs champs de compétence respectifs.

  • Cette loi qui remonte au 19e siècle devait avoir des limites…

L’AANB comportait trois lacunes importantes. Premièrement, les droits et libertés fondamentaux des individus n’y étaient pas expressément protégés. Vu le principe de la souveraineté parlementaire, rien n’empêchait le Parlement et les législatures d’adopter des lois qui enfreignaient ces droits. Deuxièmement, bien que les droits ancestraux des peuples autochtones fussent reconnus dans la Common law, ces droits pouvaient aussi être abrogés par le pouvoir législatif. Troisièmement, cette loi ne prévoyait aucune formule de modification. Pour l’amender, il fallait l’aval de la Chambre des communes de Londres. C’est ce qui s’est passé en 1982 à la demande du Parlement canadien et avec l’approbation des législatures provinciales, à l’exception de l’Assemblée nationale du Québec.

  • Une grande étape était franchie…

La Loi constitutionnelle de 1982 a comblé les lacunes de l’AANB en dotant la Constitution du Canada d’une formule de modification, d’une Charte canadienne des droits et libertés et de dispositions qui reconnaissent et confirment les droits existants - ancestraux ou issus de traités - des peuples autochtones du Canada.

L’adoption de la Loi constitutionnelle de 1982 a fait passer le système canadien de gouvernement de la suprématie parlementaire à la suprématie constitutionnelle.

Tous les actes du gouvernement doivent se conformer à la Constitution, y compris les droits et libertés fondamentaux énumérés dans la Charte et les droits des peuples autochtones reconnus à l’article 35 de la Loi.

La Loi permet aux individus et aux groupes minoritaires vulnérables de contester devant les tribunaux les lois et actions gouvernementales prises dans l’intérêt de la majorité, mais qui ne respectent pas leurs droits constitutionnels.

La formule de modification place notre Constitution hors de la portée de la règle de la simple majorité : la procédure normale de modification requiert qu’une modification soit autorisée par des résolutions du Sénat et de la Chambre des communes du Parlement canadien et par des résolutions des assemblées législatives d’au moins deux tiers des provinces, dont la population confondue représente au moins 50 % de la population de toutes les provinces.

  • Avec le recul, pensez-vous que la préoccupation initiale que les juges aient trop de pouvoir d’interprétation était justifiée? 

Non. Il est vrai que la Cour suprême a décidé que chacun des droits et libertés protégés par la Charte devait être interprété généreusement, en tenant compte de l’objet de la garantie. Mais sans toutefois lui donner une portée qui dépasse celle prévue par le constituant.

Une des raisons pour l’interprétation généreuse des droits et libertés est l’existence de la clause limitative énoncée dans l’article premier de la Charte. Celle-ci prévoit que les droits et libertés protégés par la Charte doivent parfois céder à certaines limites, du moment que celles-ci soient raisonnables et qu’elles peuvent être justifiées par le gouvernement dans le cadre d’une société libre et démocratique.

Par exemple, les tribunaux ont défini la liberté d’expression très généreusement. Elle protège toute activité (sauf la violence) qui tente de transmettre une signification.

Cependant, le législateur peut restreindre la liberté d’expression pour un objectif réel et urgent si les moyens qu’il utilise pour atteindre cet objectif sont proportionnels à l’importance de l’objectif.

Par exemple, bien qu’elles aient limité la liberté d’expression de certains pasteurs et des membres de leurs congrégations religieuses, les ordonnances de santé publique du médecin hygiéniste en chef du Manitoba qui limitaient la taille des rassemblements publics au début de la pandémie étaient des limites raisonnables à la liberté d’expression.

Ainsi en a jugé le juge en chef de la Cour du Banc de la Reine du Manitoba, Glenn Joyal. À son avis, les mesures sanitaires étaient justifiées par rapport à l’objectif de protéger la santé publique en sauvant des vies.

En général, les tribunaux vont faire preuve d’une certaine retenue en décidant si une limite sur un droit ou une liberté fondamentale est raisonnable et justifiée au regard de l’article premier. Les tribunaux respectent donc souvent les choix des législateurs.

  • Quels ont été à votre avis les grands bénéficiaires du nouvel ordre constitutionnel? 

Tous les Canadiens bénéficient de ce nouvel ordre constitutionnel. Afin de demeurer une démocratie florissante, il faut s’assurer que tous puissent participer activement à la définition des politiques publiques.

Pour y arriver, nous devons protéger nos droits démocratiques, dont le droit de voter et d’être candidat aux élections, notre liberté d’expression et la liberté de presse afin de débattre des questions sociales et politiques importantes. En effet, nos droits juridiques et notre droit à l’égalité sont essentiels à la protection de la dignité et l’autonomie dont nous avons tous besoin pour pleinement participer à la vie démocratique.

Le droit des peuples autochtones ou des membres de minorités vulnérables de contester les lois ou les actions gouvernementales qui violent leurs droits constitutionnels font que les législateurs ou les décideurs gouvernementaux sont plus susceptibles de prendre en compte ces droits dans leurs processus législatifs et décisionnels.

  • La Charte a d’évidence entrainé une évolution dans la pensée juridique…

La Charte a certainement mené à une révolution dans le domaine du droit criminel en assurant davantage la protection des droits juridiques des accusés. Le droit à l’égalité a mené à des gains importants pour de nombreux groupes en quête d’égalité, dont les membres de la communauté LGBTQ2S.

Les tribunaux ont interprété les dispositions de la Loi constitutionnelle de 1982 qui reconnaissent et confirment les droits existants des peuples autochtones du Canada de façon à soumettre la Couronne à une obligation de consulter et d’accommoder les peuples autochtones lorsqu’elle envisage d’agir de façon à porter atteinte à ces droits, même avant qu’ils aient été établis devant les tribunaux.

Pour les communautés de langues officielles en situation minoritaire, notamment les communautés francophones hors Québec, l’article 23 de la Charte a eu un impact positif énorme. Cet article garantit le droit à l’instruction dans la langue de la minorité financée par les fonds publics en tant qu’outil pour combattre l’assimilation et vise ainsi à maintenir les deux langues officielles du Canada, ainsi que les cultures qu’elles représentent et à en favoriser l’épanouissement.

Il importe de rappeler que toutes ces avancées ont été durement gagnées grâce aux litiges portés devant les tribunaux par des individus, des groupes de défense et des communautés.

  • Quels sont certains des enjeux importants dans l’évolution du nouvel ordre constitutionnel instauré par la Loi constitutionnelle de 1982?

La nouvelle ère de protection constitutionnelle des droits entamée avec le rapatriement de la Constitution il y a quarante ans en est encore à ses débuts. Parmi les nombreux enjeux qui se dessinent à l’horizon, je n’en mentionnerai que deux.

Le premier enjeu a trait à la clause de dérogation inscrite à l’article 33 de la Charte qui permet au Parlement et aux législatures provinciales, pour une période renouvelable de cinq ans, de légiférer de manière incompatible avec les libertés fondamentales (article 2 – liberté de conscience et religion, pensée, croyance, opinion et expression, réunion pacifique et association), les garanties juridiques (articles 7 à 14) et le droit à l’égalité (article 15).

La clause de dérogation a été insérée dans la Charte à l’insistance de certains premiers ministres provinciaux qui n’auraient sinon vraisemblablement pas appuyé le rapatriement. Depuis, certains gouvernements provinciaux se sont montrés prêts à invoquer la clause de manière préemptive, afin de soustraire leurs lois au contrôle de leur constitutionnalité en vertu des articles 2 et 7 à 15 de la Charte.

C’est le cas, pour prendre un exemple récent, de la Loi sur la laïcité de l’État, une loi québécoise qui interdit aux employés de l’État en position d’autorité coercitive ainsi qu’aux enseignants du réseau public de porter des signes religieux dans l’exercice de leurs fonctions.

En invoquant la clause dérogatoire, l’Assemblée nationale du Québec s’est assurée qu’elle n’aurait pas à satisfaire les tribunaux que les limites manifestes imposées par sa loi à la liberté religieuse et expressive et aux droits à l’égalité soient raisonnables et justifiées dans une société libre et démocratique – c’est-à-dire qu’elles cherchent à atteindre un objectif réel et urgent par des moyens qui sont proportionnels à l’importance de cet objectif.

Une utilisation trop fréquente de la clause dérogatoire risque de miner la démocratie constitutionnelle instaurée par la Loi constitutionnelle de 1982; ceux et celles dont les droits et libertés sont atteints par les lois et les actes gouvernementaux ne pourraient désormais plus obliger ces gouvernements à rendre des comptes.

  • Quel est le deuxième enjeu?

Le deuxième enjeu est la mesure dans laquelle les tribunaux reconnaîtront que la Charte protège les droits sociaux et économiques, comme le droit à la sécurité sociale, à un niveau de vie suffisant, aux soins de santé ou à un abri et un logement suffisant.

Ces droits ne sont pas reflétés expressément dans la Charte, qui semble orientée vers la protection des droits civils et politiques. Certains ont plaidé que le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne garanti à l’article 7 de la Charte peut imposer à l’État une obligation positive de pourvoir au maintien de la vie, de la liberté et de la sécurité de la personne, par exemple en garantissant aux individus un niveau minimal d’aide sociale.

Bien qu’elle n’ait pas à ce jour retenu cet argument, la Cour suprême a reconnu que le sens de l’article 7 n’est pas figé et qu’il demeurait possible qu’elle juge un jour que la Charte conduise à ce genre d’obligation positive. Nous devrons donc rester à l’écoute des possibilités de notre Constitution!

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Photos : 

Me Gerald Heckman est professeur agrégé de droit à l’Université du Manitoba. photo : Marta Guerrero

Glenn Joyal, le juge en chef de la Cour du Banc de la Reine du Manitoba. photo : Archives La Liberté

 

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  • Date de création 7 janvier, 2022
  • Dernière mise à jour 7 janvier, 2022
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