Ici aussi des agriculteurs sont à bout : «il y a une limite à étirer l’élastique»

Depuis janvier, semaine après semaine, les agriculteurs de nombreux pays européens manifestent crûment leur colère: routes bloquées, vandalisme, fumier répandu... Ils demandent tous, essentiellement, de pouvoir mieux gagner leur vie. L’exaspération est-elle la même ici ? Pas encore, répondent les agriculteurs d’ici, mais «il y a une limite à tirer l’élastique».

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Charles Fontaine

IJL – Réseau.Presse – Le Droit

Le président de la Fédération de l’Union des producteurs agricoles (UPA) de l’Outaouais-Laurentides, Stéphane Alary, parle de «ras-le-bol ». «Avec seulement 1% du budget total de la province, les agriculteurs ne se sentent pas assez reconnus. Tenir une ferme, c’est sept jours par semaine», rappelle-t-il.

Inflation, normes environnementales resserrées, changements climatiques et concurrence internationale, ici comme en Europe, rendent la profitabilité des fermes plus difficile à atteindre qu’avant. Quoique la situation de l’autre côté de l’Atlantique soit «pire qu’ici», précise M. Alary, les agriculteurs québécois sont aussi «à bout». «On en a ras-le-bol des permis, des certificats et de toute la paperasse», s’exclame le producteur laitier de Luskville, dans le Pontiac.

«Je sens que ça commence à bouillir», affirme pour sa part Maryse Lecavalier, agricultrice à Stanstead, en Estrie. «J’ai parlé avec des gens de l’UPA qui m’ont dit que dans le Centre-du-Québec, ils étaient prêts à faire des actions plus imposantes.»

Selon l’agricultrice, l’UPA envisage aussi de faire pression au niveau régional, afin de mieux s’adapter à la réalité des agriculteurs qui ne peuvent pas abandonner leurs fermes pour aller manifester loin de chez eux.

Un trop-plein qui grandit

Diane Ouellet Gilbert, productrice laitière de Saint-Henri-de-Taillon, au Lac-Saint-Jean, est aussi solidaire des agriculteurs européens et voit de l’exaspération autour d’elle, au Québec. « Il faut que le gouvernement calme le mécontentement. Diminuer les règles, respecter nos différences, diminuer les lourdeurs administratives, offrir un meilleur soutien. C’est une colère parce qu’on n’est pas respectés pour le type de travail et la noblesse de ce que l’on fait», dit l’agricultrice, dont la ferme est dans la famille depuis 1969.

Mme Ouellet Gilbert voit chez ses collègues européens un trop-plein accumulé, auquel il serait difficile de ne pas être empathique. «Au bout, ça revire», dit-elle. Elle voit des similitudes entre leur grogne et le ras-le-bol montant des agriculteurs québécois. «On veut qu’on nous donne les moyens d’y arriver. On a toujours de l’argent injecté, mais c’est toujours minime, minime, minime. Pourtant, c’est une base l’agriculture. Si tu ne manges pas, comment veux-tu réussir?»

Rassemblés par l’Union des producteurs agricoles, quelque 1000 producteurs ont manifesté dans le calme en décembre dernier, à Québec, devant l’Assemblée nationale, afin d’exprimer leur inquiétude face à l’avenir de l’agriculture. Aujourd’hui, le grand syndicat n’exclut pas de faire appel à d’autres actions de visibilité si la situation l’exige, affirme le président régional de l’UPA du Saguenay-Lac-Saint-Jean, Mario Théberge, producteur céréalier à Normandin. Mais il préfère faire encore preuve de patience.

«Je ne dis pas que c’est facile, mais il n’y a pas lieu de s’alarmer chez nous pour le moment. On peut parler de résilience des producteurs. Mais j’entends des producteurs qui sont préoccupés par la situation.»

«Avec le budget qui s’en vient, on espère avoir du soutien, dit-il. Les préoccupations du gouvernement par rapport à l’agro-environnement, c’est louable, sauf que les budgets ne suivent pas avec. Et avec le premier ministre qui a annoncé que le budget serait largement déficitaire, nos espoirs fondent comme neige au soleil. Mais on va attendre le budget avant de réagir, je ne veux pas crier au loup.»

En Ontario, les fermiers voient-ils aussi la grogne augmenter ? La communication entre le monde agricole et le gouvernement est plus fluide qu’en Europe, dit le directeur de la Fédération des agriculteurs de l’Ontario (FAO), Paul Maurice.

«Je me sens mal pour les producteurs en Europe, affirme-t-il. Nous sommes chanceux ici de pouvoir collaborer avec nos élus. Les dialogues sont importants pour faire reconnaître nos inquiétudes. C’est un travail de collaboration au bénéfice des fermiers.» Le directeur de la FAO ne souhaite pas que les agriculteurs soient en colère au point de manifester dans les rues. En Ontario, rares ont été les manifestations en agriculture dans les dernières années. En 2005, les producteurs laitiers s’étaient rassemblés en grand nombre devant le parlement à Ottawa. Paul Maurice se souvient de la seule manifestation à laquelle il a participé, en 1970, encore avec les producteurs laitiers à Ottawa.

«Je vois des gestes d’agriculteurs européens, et ça n’apporte rien au changement, dit M. Maurice. C’est difficile de regagner le respect par la suite. Le dialogue est une bonne façon de fonctionner, même si on n’a pas tout ce qu’on veut.»

Celui qui a mené une ferme laitière pendant 50 ans à Lafontaine observe que les fermiers européens dépendent davantage du gouvernement pour faire rouler leur entreprise.

«Je ne dis pas que c’est facile en Ontario, mais on ne s’attache pas aux fonds publics pour survivre.»

«Au lieu d’avoir des BS, au Québec on a des entrepreneurs»

Jean-François Ridel, président de l’Union des producteurs agricoles (UPA) de Rouville, en Montérégie, souligne lui aussi qu’en France, les producteurs laitiers sont très subventionnés, alors que les producteurs canadiens ne le sont pratiquement pas. «Au lieu d’avoir des BS [comme en France], on a ici des entrepreneurs et des familles qui arrivent à vivre correctement.»

«Comme on paie ici notre lait un peu plus cher à l’épicerie, on n’a pas besoin de payer d’impôt pour soutenir les agriculteurs, et cela rend nos entreprises agricoles beaucoup plus saines», assure celui qui produit notamment du soya sans OGM (organismes génétiquement modifiés) sur sa ferme de 215 hectares à Saint-Césaire.

Sauf qu’au Canada, rappelle-t-il, le prix des terres est tellement élevé que celles-ci sont de plus en plus difficilement transférables aux générations futures. Donc si l’exaspération, actuellement, n’est pas aussi forte qu’en France ou qu’elle l’était au Québec en 2015, lors des manifestations contre le lait diafiltré américain, la révolte viendra «peut-être des jeunes qui ne pourront pas profiter de la relève», prédit Jean-François Ridel.

Stéphane Alary, de Luskville, croit quant à lui qu’il ne faut pas attendre de se rendre là où est rendue l’Europe. C’est maintenant, dit-il, qu’il faut voir que pour les agriculteurs, «il y a des limites à tirer l’élastique».

- Avec la collaboration de Karine Tremblay de La Tribune

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Photos

Diane Ouellet Gilbert, agricultrice au lac Saint-Jean, solidaire des producteurs européens qui manifestent leur colère. (Photo courtoisie/Photo courtoisie)

Mario Théberge, président de l’UPA Saguenay-Lac-Saint-Jean, n'écarte pas la possibilité d'éventuelles actions des agriculteurs mais préfère attendre pour le moment. (Gimmy Desbiens/Archives Le Quotidien)

Le président de la Fédération de l'UPA Outaouais-Laurentides, Stéphane Allary, ne souhaitent pas que les agriculteurs manifestent comme en Europe, malgré leurs nombreuses frustrations envers le gouvernement. (Benoit Sabourin/Archives Le Droit)

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  • Date de création 28 février, 2024
  • Dernière mise à jour 28 février, 2024
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