Des grillons pour dîner

L’entomophagie ou la consommation d’insectes par l'humain ne date pas d’hier. Très développée sur les autres continents, elle reste sporadique au Canada et en Alberta. Et pourtant, lorsque l’on connait les qualités nutritives qui leur sont attribuées, difficile de s’en passer. Alors si, aujourd’hui, cet aliment n’est pas encore prêt à prendre la place du bœuf dans l’assiette albertaine, sa consommation a de l’avenir.

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Vienna Doell

IJL-RÉSEAU.PRESSE-LE FRANCO

Faustin Yashima a été un temps éleveur de grillons en Alberta. Médecin hygiéniste et aussi nutritionniste, il a mis son expérience au profit de cet aliment pendant quelques années. Il nous apprend que le grillon est un insecte riche en protéines et consommé régulièrement en Afrique, en Asie et en Amérique latine. «On peut les manger frais [...], on peut les sécher [poudre] et on peut les griller [...]», décrit Faustin Yashima. Mais cet aliment transformé en farine est aussi bien connu des éleveurs de bétail.

Il est d’ailleurs persuadé, malgré les déboires de sa petite entreprise, que le grillon fait partie des aliments de demain. Il en va de la survie de la population qui croît sans cesse et des réserves naturelles qui s’épuisent. Car l’élevage de grillons est aussi économe en eau et «les insectes sont une très bonne source de protéines alternative».

Il ajoute que le grillon est un aliment riche en protéines, «des protéines complètes, avec tous les neuf acides aminés essentiels». Les graisses, le calcium, le potassium, le zinc, le magnésium, le cuivre, le folate, la biotine, l'acide pantothénique et le fer sont bien présents et de façon concentrée dans cet aliment.

En comparaison avec le bœuf qui contient aussi ces acides aminés essentiels, on obtient «13,2 à 20,3 grammes de protéines par portion de 100 grammes» de grillons, c’est à dire environ 2 grammes de moins que pour la même quantité de Bœuf. Mais «il ne faut que cinq semaines pour que les grillons atteignent leur taille adulte», explique Faustin, alors que les vaches atteignent le poids du marché (1350-1400 poids) vers 18 mois seulement avant de pouvoir être utilisées pour la consommation .

Au début de ses activités en 2019, Yashima Cricket Farm «avait 3000 boîtes [...], donc je pouvais produire 200 000 grillons», raconte Faustin. «Ça ne coûte pas beaucoup pour commencer une ferme. Il suffit d’avoir une boîte puis une ampoule qui chauffe et un peu d’eau», assure-t-il. Et ça ne prend que «2 kg d’aliments pour produire 1 kg d’insectes».

Du succès dans d'autres régions du Canada

Malheureusement, Faustine n’a pas pu préserver son entreprise. «Avec la pandémie, cela a ralenti beaucoup de choses.» Il indique tout de même que l'intérêt pour cet aliment est en croissance. D’ailleurs, il avait à l’époque de nombreux clients en Ontario, mais «les coûts de transports étaient très élevés».

C’est peut-être là où le bât blesse. Si l’on ne transforme pas la matière première sur place, «il faut un transport rapide de deux jours pour garder les grillons vivants», explique-t-il. Cela occasionne des coûts de transport difficiles à assumer. Son entreprise a dû fermer ses portes l’année dernière.

D’autres ont eu plus de chance. Jarrod Goldin et ses deux frères sont propriétaires de Entomo Farms. Ils ont très vite compris l’importance de transformer la matière première en farine, en poudre ou en bouchées apéritives de grillons séchés. Aujourd’hui, leur entreprise exporte 100% de leur production. «Il m’a fallu huit ans pour arriver là où on est aujourd'hui», déclare Jarrod.

«Nous avons trois sections de 20 000 pieds carrés et, dans chaque section, il y a environ 40 millions de grillons», explique-t-il. Leur clientèle a fait évoluer leur offre tout au long de ces années. «Mon frère a commencé par le commerce des appâts et de l'alimentation des reptiles», explique Jarrod.

Ils se sont rendu compte que «les personnes qui voulaient améliorer leur santé [...] cherchaient à s'informer sur les bienfaits des insectes, en particulier des grillons». Ils ont donc adapté leur marché à la consommation humaine. Finalement, Jarrod Goldin espère développer des produits pour «les animaux de compagnie et, potentiellement, de la nourriture pour le bétail».

Une industrie de la viande en dents de scie

Depuis le début de 2020, le prix du bœuf est en dent de scie, atteignant des sommets en juin 2020 et en octobre-novembre 2021. Aujourd’hui, l’inflation amène son lot de surenchères et les clients commencent à grincer des dents.

Depuis 16 ans, Corey Weyes est propriétaire d’ACME Meat Market (ACME) à Edmonton. Il connait ces situations tendues où les clients semblent bouder les étals de cette boucherie familiale créée en 1921. Celui qui vend aujourd’hui du bœuf, de l'agneau, de la volaille, du bison et du porc est «le premier propriétaire qui ne fait pas partie de la famille d'origine [les familles Pheasey ou Eldridge]», explique-t-il.

Lui aussi fait face à de nombreux enjeux économiques. «Une grande partie de mes frais, c’est le transport. Cela s'ajoute au coût de gestion d'une entreprise comme la mienne», décrit Corey.

Alors même que la plupart de ses produits proviennent uniquement de fermes huttérites albertaines et d’autres installations agricoles plus petites situées à la frontière de l'Alberta, les prix ont dissuadé une clientèle moins aisée. Corey reste toutefois confiant. «Le prix de la viande s'est un peu stabilisé. J'ai remarqué ces derniers mois que les gens ont commencé à revenir à l'achat de viande.»

Mais cela pourrait ne pas durer éternellement. Comme le bétail de l'Alberta se nourrit à 80 % de céréales comme l'orge, la capacité de produire des aliments pour animaux en période de changements climatiques est incertaine. La sécheresse de 2021 a d’ailleurs été un avertissement pour toute la profession malgré les programmes de subventions pour l'alimentation comme l'initiative d’aide à l’achat d’aliments du bétail Canada-Alberta.

«Il est inévitable dans toute industrie de devoir faire face aux changements climatiques», déclare l’artisan-boucher.

En réponse à ces enjeux, le gouvernement fédéral a investi 8,5 millions de dollars en juin 2022 dans la construction, en Ontario, d’une installation commerciale de fabrication de protéines de grillons afin d’aider les éleveurs. D’ailleurs, Corey Weyes a, lui aussi, considéré cet insecte très riche en protéines.

Il se sent prêt à vendre quelques grillons sur les étals de sa boucherie. «C’est en fait quelque chose que j’ai étudié, il y a des années», raconte le propriétaire. «J'y ai repensé depuis [...], ça serait intéressant d’amener cela plus comme un achat impulsif, plutôt qu'un substitut à la viande. Une sorte de collation, comme du pepperoni ou du bœuf séché.»

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  • Date de création 4 février, 2023
  • Dernière mise à jour 31 janvier, 2023
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