De la viande de laboratoire bientôt dans votre assiette

Récemment approuvée pour consommation humaine aux États-Unis, la viande de laboratoire, issue de l’agriculture cellulaire, se développe à grande vitesse aussi au Canada. Même si cette méthode en est à ses balbutiements, des universités d’ici et de jeunes entreprises y consacrent d’importants efforts. Tour d’horizon de cette nouvelle réalité alimentaire.

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Charles Fontaine

IJL – Réseau.Presse –Le Droit

Le bruit des bioréacteurs résonne dans le tapis au laboratoire destiné à l’agriculture cellulaire à La Cité à Ottawa. Ces appareils qui sont notamment utilisés pour la production de bière permettent la prolifération des micro-organismes. Dans ce cas-ci, ce sont des cellules souches d’animaux ou des levures qui se multiplient dans un milieu stérile. C’est ce en quoi consiste l’agriculture cellulaire.

Pour fabriquer de la viande, on prend différentes cellules d’animaux, muscles et gras par exemple, prélevées lors d’une biopsie. La famille de cellules va s’agrandir de manière exponentielle dans un milieu de culture à l’aide d’un bioréacteur. On aboutit avec une pièce de viande qui a le même goût et la même texture que la viande d’un animal qui fut un jour vivant, assure l’associé de recherche du Centre d’accès à la technologie en bio-innovation (CAT-B) de La Cité, Mouadh Chebbi.

Le collège franco-ontarien fait partie de la nouvelle coalition nationale «Cellular Agriculture Canada» (CAC) dirigée par l’organisme sans but lucratif californien New Harvest. Une trentaine de scientifiques, d’universités et d’entreprises collaborent afin de faire avancer la recherche et l’éducation dans le domaine de l’agriculture cellulaire au pays.

Pour l’instant, aucun financement gouvernemental n’est consacré à cette industrie. L’organisme à but non lucratif Ontario Genomics, financé par les gouvernements canadiens et ontariens, a toutefois lancé en juin le programme BioCreate, qui est le seul financement national de la recherche dans ce domaine.

10 000 dollars le steak

Outre la production de viande, Chebbi et son équipe de trois scientifiques travaillent sur la culture de protéines afin de créer des «produits laitiers», comme du lait et du fromage synthétique. Des gènes sont introduits dans une levure, qui produira une protéine. Les protéines baignent dans des milieux de culture différents afin de trouver la recette optimale.

Ce développement en bioréacteur est moins sensible que la culture de cellules. «Il est beaucoup plus difficile de multiplier des cellules que de produire des protéines à partir de levure. Il y a beaucoup plus de contamination dans ce type de milieu. Par exemple, cette culture de cellules de porc contient des sucres. Il y a des bactéries et des levures qui vont vouloir se développer et ça va polluer le milieu de culture», explique Mouadh Chebbi.

Ce groupe de cellules qui en contient 20 000 au départ peut atteindre quatre ou cinq millions de cellules en 10 jours et finir par devenir une pièce de viande.

En tenant compte de la recherche et des équipements, un steak de 300g produit en laboratoire pourrait coûter plus de 10 000 $, mentionne le scientifique. «On a déjà produit une pièce de viande, mais on n’en est pas au stade de production. Il faut vraiment baisser les coûts.»

Les équipements du laboratoire d’agriculture cellulaire de La Cité valent autour de 5 millions de dollars.

Le rôle du collège est de collaborer avec les entreprises qui se lancent dans l’agriculture cellulaire pour développer leur produit.

Un peu d’histoire

Le domaine de l’agriculture cellulaire ne serait pas où il est aujourd’hui si ce n’était pas du travail du Néerlandais William van Eelen. Considéré comme le «parrain» de la viande de culture, il y a consacré sa carrière dès les années 1950.

Alors qu’il servait les troupes néerlandaises en Indes orientales néerlandaises (actuelle Indonésie) lors de la Seconde Guerre mondiale, il a été fait prisonnier lors de l’invasion de la colonie par l’armée japonaise. Les troupes ennemies étaient très dures avec leurs prisonniers, les conduisant au bord de la famine. Sauf qu’elles étaient encore plus féroces avec les animaux, a rapporté van Eelen. Là est né en lui un désir de réduire la souffrance qu’infligent les humains aux animaux.

À son retour aux Pays-Bas, il a étudié la psychologie et la médecine. Lors d’un atelier scientifique sur la préservation de la viande, il s’est posé la question. «Pourquoi ne pouvons-nous pas faire pousser de la viande en dehors du corps? Faites-le en laboratoire, comme nous fabriquons tant d’autres choses. J’aime la viande, je ne suis jamais devenu végétarien. Mais il est difficile de justifier la façon dont les animaux sont traités sur cette planète. Cultiver de la viande sans infliger de douleur semblait une solution naturelle», racontait-il dans une entrevue au magazine The New Yorker en 2011.

Il avait alors pour seul objectif de produire de la viande cellulaire, même si beaucoup de scientifiques ne le prenaient pas au sérieux. Son travail a pris de l’ampleur lorsqu’il a reçu des brevets américains et internationaux pour produire de la viande cellulaire en 1999.

Décédé en 2015, William van Eelen n’aura jamais réussi à concevoir de la viande de laboratoire, mais aura jeté les bases théoriques.

Les avancements de l’agriculture cellulaire ont déboulé rapidement dans les 10 dernières années. Le premier burger de viande de culture a été présenté en grande pompe en 2013 par l’équipe de Mark Post, de l’Université de Maastricht, aux Pays-Bas. Il a nécessité trois mois de fabrication et coûté 300 000 $ pour 140 grammes de viande.

En juin dernier, les États-Unis sont devenus le deuxième pays après Singapour en 2020 à autoriser la viande artificielle dans les assiettes. Pour l’instant, seules deux entreprises peuvent vendre de la viande de poulet.

Protection des terres cultivables

Le grand but des acteurs qui se consacrent à l’agriculture cellulaire est de développer une alternative beaucoup moins nocive sur l’environnement que la production de viande traditionnelle.

«La population mondiale croît de manière exponentielle, relève Mouadh Chebbi. Il y a un manque d’eau et de terres agricoles sur la planète. De plus, l’industrie de l’agriculture engendre des impacts nuisibles sur la terre. On n’a pas le choix d’aller vers des aliments alternatifs. Ça sera la base de l’alimentation d’ici 15 à 20 ans.»

Selon les analystes de grande firme de consultation en gestion américaine Kearney, d’ici 2040, l’agriculture cellulaire va représenter 35% de la consommation mondiale de viande.

Nous serions alors bien loin des 337 millions de tonnes de viande qui ont été produites dans le monde en 2020, soit 45% de plus qu’en 2000, selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture.

Cette méthode de culture contribuerait aussi à remplacer d’une certaine manière les 134 millions d’hectares, soit la taille du Pérou, de terres agricoles qui ont disparu entre 2000 et 2020.

Une étude, achevée en 2010 par des chercheurs d’Oxford et de l’Université d’Amsterdam, a rapporté que la production de viande de culture pourrait consommer environ la moitié de l’énergie et n’occuper que 2% des terres actuellement consacrées à l’industrie mondiale de la viande.

L’industrie n’est cependant pas encore au statut écoénergétique, relève le directeur général de Whiteboard Foods, Prashant Jairaj. L’entreprise de développement de nourriture alternative d’Ottawa collabore avec La Cité pour développer sa propre technique de culture cellulaire.

«L’objectif à long terme est d’être plus durable avec notre alimentation. Un bioréacteur coûte très cher pour le créer et le faire fonctionner. Cette électricité nuit à l’environnement. En tant qu’industrie, nous devons pouvoir créer un bioréacteur qui est moins coûteux à construire et qui fonctionne à l’énergie renouvelable. Il y a du travail qui se fait en ce moment. Je crois que ça sera réglé d’ici deux ou trois ans.»

Insecte avant viande cellulaire

La viande cellulaire peut sembler une solution environnementale aux industries fermières de masse, mais elle ne plaît toutefois pas à tous pour des raisons éthiques.

«Il y a des bonnes et de mauvaises fermes, lance d’emblée le chef du restaurant Perch à Ottawa, Justin Champagne-Lagarde. J’aimerais mieux que notre temps et énergie soit dirigé vers les fermes qui concentrent leur travail sur la terre plutôt que sur les animaux. Si on met nos efforts dans le sol et la terre, les animaux seront bien nourris et mieux traités que dans la majorité des fermes.»

Même s’il est prêt à y goûter, le chef ne croit pas qu’il appuierait cette industrie. Sa cuisine gastronomique reflète des pratiques soucieuses de l’environnement, comme la collaboration avec des fermes locales qu’il choisit selon leurs pratiques éthiques.

«Évidemment je veux que l’industrie fermière commerciale disparaisse, s’empresse-t-il d’ajouter. Mais tout est une question d’équilibre. Je vais toujours appuyer une ferme avec des pratiques éthiques en premier. Au moment où l’on se parle, j’irais plus encourager les travailleurs locaux qui prennent soin de la terre et des animaux.»

Il encourage même davantage la consommation d’insectes que de nourriture cellulaire. «Je sais que plusieurs sont contre, mais je crois qu’une autre manière de protéger nos eaux et terres agricoles serait de manger des insectes. Ils fournissent de bons nutriments et leur production est écoénergétique.»

Prochaines étapes

Les entreprises canadiennes ne sont pas encore prêtes à produire de la viande de laboratoire à échelle commerciale.

«Il y a un manque de bioréacteurs au Canada, souligne Mouadh Chebbi. Pour produire de manière industrielle, on a besoin d’engins de dizaines de milliers de litres. On n’a pas encore ces gros volumes au Canada.»

Comme le domaine est très récent, le manque de main-d’œuvre se fait ressentir. La plupart des acteurs viennent de l’industrie pharmaceutique. Le CAC vise à créer prochainement un laboratoire pour former des travailleurs en agriculture cellulaire.

Il y a aussi toute la question de la réglementation à examiner, soit au niveau de la santé et sécurité et des valeurs nutritives notamment.

La grande difficulté sera de conquérir l’appétit des consommateurs, croit Mouadh Chebbi.

Selon une étude sur la Perceptions des consommateurs envers les technologies agricoles novatrices menée en 2022 par Agriculture et Agroalimentaire Canada, seulement 32% des Canadiens connaissaient la définition de l’agriculture cellulaire. Après être informés, 53% des consommateurs étaient prêt à goûter à la viande de laboratoire.

«Je crois que ce sera un développement commercial similaire à la viande faite à base de plantes, soutient Prashant Jairaj de Whiteboard Foods. Le marché d’aliment à base de plantes grossit chaque année, on a sous-estimé sa popularité. Si nous proposons un produit qui a de bonnes valeurs et un bon goût, il y a beaucoup de consommateurs qui vont l’essayer. Si, en tant qu’industrie, nous répondons aux attentes au niveau du goût et que c’est abordable, les gens vont vouloir contribuer à quelque chose qui est meilleur pour la planète.»

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Photos

Mouadh Chebbi, associé de recherche en agriculture cellulaire au CAT-B à La Cité, explique le fonctionnement de la culture de cellule en bioréacteur. (Simon Séguin-Bertrand/Le Droit)

La Cité à Ottawa abrite l'un des rares laboratoires consacrés à l'agriculture cellulaire au Canada. (Simon Séguin-Bertrand/Le Droit)

Les cellules baignent dans différents milieux de culture afin de trouver la recette idéale. (Simon Séguin-Bertrand/Le Droit)

Mouadh Chebbi, associé de recherche en agriculture cellulaire au CAT-B à La Cité. (Simon Séguin-Bertrand/Le Droit)

Justin Champagne-Lagarde, chef du restaurant Perch à Ottawa, préfère appuyer les fermes éthiques avant l'agriculture cellulaire. (Etienne Ranger/Archives Le Droit)

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  • Date de création 1 août, 2023
  • Dernière mise à jour 1 août, 2023
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