Changer la société, un mot à la fois

Fin novembre s’est tenu un atelier virtuel sur l’écriture inclusive auquel une dizaine de participants ont pris part. Pratique visant à promouvoir une égalité de représentation entre les hommes et les femmes dans la langue française, la démarche touche les cordes les plus sensibles d’une société en pleine évolution.

Estelle Bonetto – IJL-Réseau.Presse – L’Eau vive

L’atelier était offert par la Fondation Émergence, association montréalaise qui lutte contre l’homophobie et la transphobie, en partenariat avec l’Association francophone pour le savoir (ACFAS) et En toute fierté, initiative de l’Assemblée communautaire fransaskoise (ACF).

Dépassant la seule sphère grammaticale de la langue, l’écriture inclusive défraie les manchettes et les mœurs.

« Le principal obstacle à l’adoption de l’écriture inclusive, c’est une résistance sociale, explique Olivia Baker, chargée de programme à la Fondation Émergence. Si on se décidait à le faire, ça ne demanderait pas tant d’efforts que ça. Mais en tant qu’humains, on est résistants au changement. Alors que le changement fait partie de la vie », avance-t-elle.

Le masculin n’est pas neutre

La neutralité grammaticale du masculin dans la langue française est plutôt récente, rappelle la formatrice, qui y voit plutôt un rapport de domination.

« La noblesse du masculin est avant tout une décision historique, reflétant un système de pensées. Auparavant, l’accord de proximité, qui consiste en l’accord de l’adjectif, du déterminant et/ou du participe passé en genre et en nombre avec le nom qui se situe au plus proche et qu’il qualifie, était la règle. »

La formatrice rappelle aussi que la langue est une construction qui reflète les systèmes de valeur de la société et qui n’est pas sans influencer les rapports entre individus.

« Dans de nombreuses langues, notamment le mandarin, quand on parle d’une personne, on ne sait pas si on parle d’un homme ou d’une femme avant de le préciser », illustre-t-elle. L’allemand possède également un pronom neutre, permettant plus de flexibilité, note-t-elle.

Un choix essentiel ?

Même si les langues latines sont « naturellement » genrées et donc plus difficiles à adapter en contexte d’écriture inclusive, Olivia Baker croit qu’il en va de la survie de la langue française.

« Si c’est juste trop compliqué de parler en français à une personne non binaire, alors je vais parler en anglais, car c’est plus facile et ma langue ne me permet pas de le faire. C’est dangereux pour la survie du français », juge-t-elle.

Olivia Baker renchérit en soulignant que « si on ne veut pas que la langue meure, il faut qu’elle soit utile et respecte nos valeurs et nos besoins, sinon on va juste moins l’utiliser ».

La formatrice donne pour exemple le pronom they qui, en anglais, existe depuis très longtemps et ne nécessite donc pas une grande adaptation de la part des locuteurs, alors qu’en français on a été obligé de créer un nouveau mot, « iel », contraction des pronoms « il » et « elle », ce qui est beaucoup plus compliqué à intégrer, notamment en raison des accords grammaticaux.

L’enjeu de l’écriture inclusive est particulièrement polarisé en France où elle suscite bien des débats. Le Sénat français a même adopté en octobre dernier une proposition de loi visant à interdire l'écriture inclusive dans un large panel de documents en vue de « protéger » le français « des dérives de l’écriture dite inclusive ».

Cette polémique n’est pas sans rappeler celle de la féminisation des noms de métiers et fonctions qui a fait couler beaucoup d’encre dans les années 1980 en France. Il faudra attendre 2019 pour que l’Académie française finisse par ouvrir une porte à la féminisation des noms de métiers.

D’après Olivia Baker, c’est d’ailleurs cette institution vieille de quelques siècles qui serait à l’origine des retards accusés par le pays en matière d’inclusivité.

« Sur quelque 740 immortels depuis sa création en 1635 par le cardinal Richelieu, il n’y a eu que onze femmes académiciennes, dont la première, Marguerite Yourcenar, sera élue en 1980 », souligne-t-elle.

L’inclusivité à portée de tous

Si les défis propres à la langue peuvent sembler difficiles à surmonter, il existerait selon l’experte une foule de techniques accessibles pour faciliter la transition vers une écriture qui fait plus de place à la personne plutôt qu’au genre.

« La rédaction épicène est de loin la plus accessible, donc de privilégier des mots dont le masculin et le féminin ont la même forme, tels que membre, personne, responsable, parent, etc. L’épicène, quand c’est bien fait, ça ne se voit pas ! »

Une autre technique est l’utilisation du point médian, parfois appelé point milieu. « Le point est plus interactif que les parenthèses qui, symboliquement, indiquent généralement un détail non essentiel. »

Les autres formes telles que les doublets abrégés, l’accord de proximité ou encore les néologismes sont également présents, mais moins fréquents, remarque la spécialiste, non seulement parce qu’ils sont plus difficiles à maîtriser, mais surtout en raison d’un manque d’uniformité et de consensus au niveau des règles.

Le point sur la jeunesse

De plus en plus visible dans l’espace public, l’usage du point médian devient l’apanage de campagnes publicitaires destinées aux jeunes de la génération Z, notamment dans le domaine du recrutement de talents.

« Je pense à une campagne pour Saint-Hubert sur Tik Tok qui a super bien marché. Les jeunes se sont sentis interpellés », remarque Olivia Baker.

Les jeunes générations sont sans doute plus réceptives à l’évolution de la langue, mais l’important pour l’animatrice de l’atelier est d’y aller progressivement si l’on veut rallier le plus grand nombre.

« L’idée n’est pas de dégenrer la langue à tout prix et du jour au lendemain. C’est important de communiquer et d’expliquer les changements que l’on souhaite adopter. Ce sont les petits gestes et l’habitude qui vont faire une réelle différence », soutient-elle.

La spécialiste conclut en rappelant que l’adoption de la rédaction inclusive, tant au niveau individuel qu’institutionnel, demande une certaine part d’humilité et de bienveillance. « C’est semblable à l’apprentissage d’une nouvelle langue : en s’entraînant, on devient meilleurs ! »

 

ENCADRÉ Les outils essentiels de l’écriture inclusive 

    1. Outil pour trouver comment écrire un mot avec les doublets abrégés
    2. Extension chrome pour remplacer les points ou les points-virgules par des points médians 
    3. Page de l’Office québécois de la langue française (OQLF) contenant des listes de mots épicènes
    4. Vitrine linguistique (OQLF) présentant une panoplie d’outils d’aide à la rédaction inclusive, y compris des modèles de formulaires
    5. L’inclusionnaire présente des mots genrés désignant ou qualifiant des personnes et offre des pistes de solutions inclusives pour les remplacer
    6. Guide virtuel de l’Université Laval en accès gratuit
    7. Page Instagram de la Fondation Émergence pour en apprendre plus sur le vocabulaire, les enjeux et les bonnes pratiques reliés à la diversité sexuelle et de genre
    8. Le lexique de la diversité sexuelle et de genre

 

PHOTOS

Écriture inclusive

Crédit : Hannah Olinger / Unsplash

Olivia Baker

Olivia Baker, responsable du programme ProAllié de la Fondation Émergence, une association qui lutte contre l’homophobie et la transphobie.

  • Nombre de fichiers 3
  • Date de création 9 décembre, 2023
  • Dernière mise à jour 7 décembre, 2023
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