Censure d’une députée: l’ultime «arme nucléaire»

Les débats portant sur la censure d’un député, comme celui survenu cette semaine, sont extrêmement rares au parlement ontarien.


Par Émilie Gougeon-Pelletier, IJL - Réseau.Presse - Le Droit

Le leader parlementaire du gouvernement Ford, Paul Calandra, a déposé lundi une motion qui vise à censurer la députée de Hamilton-Centre, Sarah Jama.

Les progressistes-conservateurs accusent la néo-démocrate de sympathiser avec l’antisémitisme, et dénoncent une publication controversée dans laquelle elle a fait part de son appui à la Palestine. Dans cette publication, elle a dénoncé la violation des droits de la personne dans la bande de Gaza, mais pas les gestes du Hamas en Israël.


 


 

Le gouvernement ontarien juge insuffisantes les excuses que Sarah Jama a depuis présentées.

Il existe très peu d’exemples, dans l’histoire de Queen’s Park, où la censure d’un membre élu a été demandée.

Le «bad boy» qui a échappé à la censure

Le député progressiste-conservateur de Timiskaming, Ed Havrot, est connu comme l’antithèse de la diplomatie et de l’élu «politically correct».

Nous sommes en 1975.


 


 

Le libéral Philip Givens présente une motion visant la censure du député Havrot, et juge qu’il s’agit d’une situation d’urgence qui mérite l’attention immédiate de la chambre.

La raison: en entrevue avec un journaliste du Globe and Mail, Ed Havrot a tenu des propos racistes envers les Autochtones qui ont semé le malaise chez la majorité de ses collègues.

«Je constate que nous sommes partout entourés d’une marée montante de racisme», déplore le député libéral Givens.

«Je pense qu’il est important que chaque député, quel que soit son parti politique, ait la possibilité de se lever de son siège. Il devrait y avoir une émanation de cette cathédrale de l’ordre public et de la justice où nous nous dissocions et désapprouvons ce que ce député a fait.»

Les propos de M. Havrot sont si extrêmes qu’ils lui ont coûté son poste à la tête de la commission des transports Ontario Northland, ainsi que son rôle d’adjoint parlementaire. Il a aussi été contraint de s’excuser à l’Assemblée législative, et le premier ministre de l’époque, Bill Davis, lui a demandé de démissionner.

N’empêche, son nom a continué de faire écho dans les couloirs du parlement ontarien — à Timiskaming, l’association locale du Parti progressiste-conservateur l’a renommé sans opposition.


 


 

Le président de la chambre a déclaré que la motion du député libéral Philip Givens était irrecevable, jugeant qu’il ne s’agissait pas d’une véritable urgence et que les propos d’Ed Havrot avaient été tenus à l’extérieur de la chambre.

Cet «éternel bad boy» du Parti progressiste-conservateur, comme il était décrit en 1981 par un éditorial du North Bay Nugget, n’a peut-être pas été réélu à la suite de sa nomination en 1975, mais les électeurs de la région ont choisi de lui rendre son siège, en 1977.

Deux ans plus tard, il était à nouveau forcé de s’excuser à l’Assemblée législative, cette fois pour des propos discriminatoires envers les Italiens.

Histoire récente

Récemment, une motion de censure, cette fois adoptée, a retenu l’attention des Ontariens.

En février 2022, l’Assemblée législative de l’Ontario a adopté à l’unanimité une motion autorisant le président à interdire au député provincial de Lanark–Frontenac–Kingston, Randy Hillier, de participer à la Chambre.

Randy Hillier, député provincial de Lanark–Frontenac–Kingston.Randy Hillier, député provincial de Lanark–Frontenac–Kingston. (Archives Le Droit, Patrick Woodbury/Archives Le Droit, Patrick Woodbury)

La motion, présentée par Paul Calandra, indiquait que la chambre désapprouve de la «conduite continue et peu recommandable» de M. Hillier.

Paul Calandra demandait aussi que le député Hillier s’excuse auprès du ministre fédéral des Transports, Omar Alghabra, pour des propos qu’il a qualifiés de racistes et discriminatoires à son égard.

En mars 2022, le député indépendant de Lanark–Frontenac–Kingston avait annoncé qu’il quittait la vie politique et qu’il allait mener son combat pour la liberté d’expression ailleurs.


 


 

Dans son discours d’au revoir, Randy Hillier, qui fait partie des personnages les plus controversés ayant passé par l’Assemblée législative de l’Ontario, criait à la «division, la polarisation, l’animosité, la censure et à la suppression des points de vue».

À Queen’s Park, le vote sur la motion de censure de la députée du NPD, Sarah Jama, aura lieu au cours des prochains jours.À Queen’s Park, le vote sur la motion de censure de la députée du NPD, Sarah Jama, aura lieu au cours des prochains jours. (Archives Le Droit, Patrick Woodbury/Archives Le Droit, Patrick Woodbury)

Exceptionnel

Selon la politologue Geneviève Tellier, les exemples du passé démontrent que pour qu’une motion de censure d’un député soit justifiée, il faut une quasi-unanimité au sein des députés.

«C’est exceptionnel. Les parlementaires jouissent d’une immunité qu’on n’a pas, vous et moi. Ils ont une liberté de parole qui les met à l’abri de toute poursuite et autres [représailles]. En général, on fait très attention de ne pas limiter leur droit de parole», souligne la professeure à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa.

Elle soutient que si une motion de censure est proposée, «ce n’est pas banal, et c’est parce que les propos sont épouvantables et donc condamnables».

Est-ce que le cas de Sarah Jama représente de telles circonstances? «Je n’ai pas l’impression qu’on est dans ce cas-là, actuellement», remarque Geneviève Tellier. «J’ai l’impression qu’on a voulu sortir l’arme nucléaire, sans justification. [...] Ça me semble disproportionné.»

«Si c’était unanime, comme c’était le cas pour Randy Hillier, par exemple, ce serait approprié. Mais à mon avis, il n’y a pas consensus. Ce que la députée a exprimé, on l’entend ailleurs. Je ne dis pas que j’excuse ses propos, mais on est dans un cas de conflit qui divise.»

La politologue se dit aussi surprise de ce geste du gouvernement Ford, qui «n’a pas tendance à condamner les propos de l’adversaire pour les réduire au silence» et qui est «pourtant habituellement en faveur de la liberté d’expression».

À Queen’s Park, le vote sur la motion de censure de Mme Jama aura lieu au cours des prochains jours.

 

Le NPD a déjà indiqué qu’il s’y opposerait. Les progressistes-conservateurs, eux, ont bien l’intention d’autoriser le président à ne pas lui accorder la parole jusqu’à ce qu’elle se rétracte, supprime ses déclarations sur les réseaux sociaux et présente des excuses à l’Assemblée législative de l’Ontario.

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  • Date de création 23 octobre, 2023
  • Dernière mise à jour 23 octobre, 2023
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