Au Campus Saint-Jean, être « bi », c’est une identité
Le 29 janvier l’Association canadienne-française pour l'avancement des sciences (ACFAS), et le Ciné Club, proposaient la projection du film Bilinguisme, la grande utopie canadienne? au Campus Saint-Jean d’Edmonton.
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Geoffrey Gaye
Initiative de journalisme local – APF - Ouest
Ce n’est pas Jason Kenney, le Premier ministre de l’Alberta, qui dira le contraire. « Les bi, on est minoritaire, mais on est de partout. Dans les écoles, dans les chantiers de construction, et surtout en politique », narre l’animateur Frédéric Choinière dans l’introduction du documentaire. On parle ici des bilingues, bien sûr !
La projection a débuté depuis quelques secondes dans l’amphithéâtre du Campus-Saint-Jean. Une quarantaine d’élèves sont présents. Ce documentaire dresse le bilan de l’une des thématiques les plus sensibles au Canada : celle du bilinguisme. À la fin de la projection, place à un débat d’idées.
Valérie Lapointe Gagnon demande l’avis des étudiants face à elle. Une étudiante répond : « Je suis d’avis que le bilinguisme au Canada est un mythe, un ciment qui s’effrite. En réalité, la loi sur le bilinguisme a juste permis à plein de monde de rester unilingue ». Elle cite les écoles d’immersion où les élèves francophiles perdent toute notion de la langue de Molière une fois diplômés. D’autres élèves partagent son constat. Le débat dérive sur les dirigeants politiques hostiles au français, puis fait cap sur la question de l’identité.
« Heureusement qu’il y a cette avenue Marianne Gaboury [à Edmonton] qui nous permet d’avoir le sentiment de vie en français », dit la professeur Valérie Lapointe-Gagnon. Cette dernière explique qu’elle ne se reconnaîtrait pas réellement si la vie en français lui était arrachée. Alfred Lukhanda, est sur la même longueur d’ondes. Pour lui, son identité « est vraiment dans une seule langue ». Anne-Jose Villeneuve, professeure en art linguistique, ne partage pas ce ressenti. Elle raconte un de ses voyages aux États-Unis où, à la douane, on lui avait demandé quelle était sa race. « Noire ou blanche? ». Mixte n’était pas un choix possible. Une comparaison pour dire qu’elle retrouve parfaitement son identité dans le bilinguisme. Une grande partie de la salle partage désormais cette réflexion.
50 ans après, un bilan mitigé
Le documentaire diffusé avant ce débat était propice à ce type de réflexion. Il invite les Canadiens à s’exprimer sur le sujet. Il explique les grands principes du « bilinguisme », différent de la « dualité linguistique ». Les caméras de tournage se sont posées au Nouveau-Brunswick, seule province officiellement bilingue, où l’équipe a eu de la misère à obtenir des témoignages sur ce thème bien sensible.
Le film présente les échecs du bilinguisme dont le Commissariat aux langues officielles qui reçoit un très faible nombre de plaintes. Il passe aussi à travers les trois provinces de l’Ouest (l’Alberta, la Saskatchewan et Colombie-Britannique), où « moins de 1% de la population parle français à la maison ». Autre statistique mise en avant dans ces 50 minutes d’images : « En 1961, 12% de la population était bilingue. Après 50 ans de bilinguisme reconnu, seuls 16% des Canadiens parlent les deux langues ». Une statistique qui représente principalement les francophones qui ont appris l’anglais.
Réalisé par Simon Madore, cette oeuvre donne la parole aux anglophones opposés publiquement au bilinguisme, comme le Youtubeur J.J. McCullough ou le parti People Alliance au Nouveau-Brunswick. Dans une actualité plus récente, vendredi 24 décembre, Michelle Rempel Garner, élue conservatrice à Calgary a ajouté : « tout le débat a porté sur la langue française. Qu’en est-il de l’Ouest canadien ? ».
La particularité historique du Canada
Le début de ce documentaire l’aidera sûrement à comprendre l’importance de ce débat. Il retrace l’histoire du bilinguisme. Jacques Cartier et Samuel de Champlain qui fonde la Nouvelle-France, la victoire britannique sur les Français, la méfiance des Canadiens francophones concernant l’assimilation, l’acte de Québec, puis 1960... « Là, ça ne marche plus », commente le présentateur Frédéric Choinière, parfaitement « bi ».
« Les études démontrent que les francophones étaient les plus bas dans l’échelle », explique Linda Cardinal, politologue à la faculté des sciences sociales de l’Université d’Ottawa. Le mouvement d’affirmation de l’identité canadienne-française a changé les choses. D’autant plus qu’à l’époque, les canadiens anglophones cherchaient à se démarquer culturellement des Britanniques et des Américains. « On recherche l’identité canadienne, et on se dit qu’il y a peut-être quelque chose de particulier avec cette dualité linguistique et que c’est peut-être ça le caractère distinct du pays », explique Valérie Lapointe Gagnon, présidente de l’ACFAS, citée dans ce long métrage.
En 1962, André Laurendau, rédacteur en chef du journal Le Devoir, lance un appel. « Les francophones en ont marre d’être considérés comme des citoyens de seconde zone ». Le premier ministre au pouvoir, Lester B. Pearson, fait naître la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme. L’arrivée au pouvoir de Pierre Eliott Trudeau mène en 1969 à la première loi sur les langues officielles.
Depuis, le bilan est mitigé. « Pour la majorité, la loi sur les langues officielles n’a strictement rien changé. C’est vraiment pour les minorités que les choses ont changé. On a affirmé dans l’espace public canadien que les deux langues avaient un statut égal et ça, c’est une symbolique forte », commente la politologie Stéphanie Chouinard. Les prochains débats sur la modernisation de la loi sur les langues officielles promettent de faire couler beaucoup d’encre.
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- Date de création 4 février, 2020
- Dernière mise à jour 4 février, 2020