Agriculture et santé mentale: les «gardiens» à la rescousse?

L’anxiété, le stress et la dépression sont des fléaux qui courent depuis longtemps en agriculture. Cependant, le tabou de consulter un spécialiste contribue d’autant plus à augmenter la détresse, selon des experts en la matière.

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Charles Fontaine

IJL – Réseau.Presse – Le Droit

L’agriculture est un métier intense ou plutôt un mode de vie intense, dit-on dans le milieu.

La météo, la charge de travail et les finances ne sont que quelques-unes des sources de stress dans le milieu agricole.

«C’est très très tabou dans le domaine agroalimentaire de demander de l’aide, remarque la directrice générale de l’Union des cultivateurs franco-ontariens (UCFO), Roxanne Lormand. On garde sa détresse à l’intérieur. Même qu’il n’y a personne qui vient nous voir à l’UCFO pour demander informellement de l’aide. On apprend souvent trop tard que les gens ont besoin d’aide.»

«La famille et les amis doivent surveiller ce qui se passe chez le tempérament des gens», prévient-elle.

Toutefois, les proches ne sont pas nécessairement outillés pour venir en aide aux agriculteurs, explique la coordonnatrice et formatrice en soutien psychologique de Réseau en renfort, Bethany Parkinson.

En n’étant pas dans leurs bottes, il est difficile de cerner les problèmes auxquels les agriculteurs doivent faire face. C’est ce qui a poussé l’Association canadienne pour la santé mentale de l’Ontario à créer le programme bénévole Réseau en renfort, qui prévient le suicide dans le domaine agricole.

Éliminer la stigmatisation

Vétérinaire, banquier, ami, membre de la famille, tous ceux et celles qui entretiennent un contact régulier avec le monde agricole peuvent suivre la formation de «gardien».

Le cours d’une durée de sept heures aide à comprendre les défis auxquels les agriculteurs se butent. Il est plus facile par la suite de percevoir les signes de détresse et d’avoir des conversations franches avec un agriculteur.

Notons que le «gardien» n’agit pas comme thérapeute ou psychologue, il guide la personne vers les ressources appropriées.

«Il y a beaucoup de stigmatisation chez les fermiers quand ils consultent, remarque Bethany Parkinson. L’agriculture est une communauté très compétitive. Ça peut être perçu comme négatif de parler de santé mentale. N’empêche qu’on devient très isolé quand on n’en parle pas.»

«Ça nous prend des gens sur le terrain qui ont les yeux et les oreilles pour repérer ces signes de détresse, ajoute la psychologue spécialisée en agriculture, Pierrette Desrosiers. Avec une confiance établie, ils seront plus en mesure d’amener la personne vers la consultation.»

Une image à soigner

Mme Desrosiers consacre sa pratique de psychologue au monde agricole et aux entreprises familiales avec des conférences, des formations et de la consultation. Depuis plus de 30 ans, elle aide des agriculteurs au Québec, en Ontario et dans les Maritimes.

Elle n’a jamais connu une pénurie de clients.

N’empêche que les acteurs du domaine sont réticents à recevoir de l’aide, relève-t-elle.

«On consulte plus qu’avant, remarque l’autrice. L’agriculteur est un entrepreneur et se voit comme quelqu’un de fort. Il est pris avec cette image-là et d’avouer qu’il n’en est pas capable est difficile. Pour l’homme, c’est encore plus honteux de s’avouer vaincu.»

Elle relève que le manque de ressources en santé mentale dédié au milieu agricole expliquerait que si peu se confient.

«L’agriculteur ne veut pas raconter toute l’histoire, il y a une culture implicite à connaître, soutient la psychologue. On ne veut pas recevoir des stratégies de quelqu’un qui démontrent qu’il ne connaît pas le milieu. La personne se sent moins en confiance, qui est un élément clé en psychologie.»

Conflits familiaux et inflation

En plus d’être au centre de la vie du travailleur, l’agriculture est souvent une affaire de famille. Quand tout tourne autour de la carrière de chaque membre de la maisonnée, cela peut mener rapidement à des conflits.

«Les fermiers tiennent énormément à leur ferme, alors ils ont beaucoup de responsabilités sur leurs épaules, évoque Mme Parkinson. Ça affecte leur santé mentale, qui peut se refléter dans leurs relations familiales. Il y a beaucoup de conflits entre les différentes générations chez les fermes familiales.»

L’inflation historique des deux dernières années a également dégradé le moral dans les champs. Les coûts ont augmenté en flèche, donc les revenus sont inconstants la plupart du temps, relève Mme Parkinson.

Jeu de comparaison

Le monde agricole a aussi souvent tendance à se comparer et à envier les autres travailleurs. L’espace pour les passe-temps, les activités sociales et les voyages est très limité.

«Je me compare toujours aux gens qui ne sont pas fermiers, dit l’agricultrice. Je sais que j’ai beaucoup de responsabilités et que j’ai moins d’espace pour avoir du temps personnel. Pour ma santé mentale, je dois quand même créer du temps pour faire autre chose que le travail. Il reste que la ferme est la priorité.»

Mme Desrosiers suggère de se concentrer sur les éléments où nous avons le contrôle.

«On ne peut pas avoir de pouvoir sur la météo. On n’a pas tous la même capacité à faire face à l’adversité. Les rapports sociaux sont très importants lorsqu’on traverse une période de deuil. Quand on voit qu’on n’a pas les ressources à notre portée, il ne faut pas attendre d’atteindre le fond du baril avant d’aller chercher de l’aide.»

À l’heure actuelle, le programme compte 117 «gardiens» à travers la province, dont une vingtaine dans l’est de l’Ontario. Le cours est offert en anglais et en français. Quiconque souhaite devenir «gardien» doit faire une demande par courriel au Réseau en renfort. Les cours sont offerts en personne pour les grands groupes ou en ligne pour des séances privées.

Pour de l’aide immédiate, l’initiative du bien-être des agriculteurs offre du soutien en tout temps au 1-866-267-6255.

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Photos

L’anxiété, le stress et la dépression sont des fléaux qui courent depuis longtemps en agriculture. Cependant, le tabou de consulter un spécialiste contribue d’autant plus à augmenter la détresse, selon des experts en la matière. (Patrick Woodbury/Archives Le Droit)

Les agriculteurs ont une grande crainte à consulter en santé mentale, estime Pierrette Desrosiers. (FOURNIE/FOURNIE)

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  • Date de création 8 janvier, 2024
  • Dernière mise à jour 8 janvier, 2024
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