À Norfolk, le français peut-il encore faire un tabac?

ÉMILIE GOUGEON-PELLETIER

Initiative de journalisme local — Le Droit

Versant une tasse de café, la serveuse d’un petit resto-bar de la localité de Simcoe, situé tout près d’une ancienne usine à tabac, s’étonne d’apprendre que dix de ses concitoyens de son comté natal de Norfolk sont francophones et ne parlent pas un mot anglais.

Cette information la surprend parce qu’à Norfolk, là où elle a grandi et fait sa vie, elle n’a jamais entendu parler français.

Le garagiste Doug Dykstra raconte qu’en 22 ans de carrière, il n’a dû sortir son français rouillé appris au secondaire que deux fois pour servir des clients.

Dans le comté de Norfolk, on compte dix personnes qui ne parlent que le français, et seulement 3,2% de la population qui parle les deux langues officielles, soit l’anglais et le français, selon Statistique Canada.

«J’ai un ami qui avait une blonde de Sudbury, et elle était francophone. Mais à part ça, je n’en connais pas d’autres. On ne croise pas beaucoup de francophones dans le coin», raconte M. Dykstra, qui a hérité du garage de son père, il y a plus de 20 ans.

Immigration: l’épine dorsale de l’industrie

Le père de Doug Dykstra est d’origine néerlandaise.

Il fait partie des milliers d’Européens qui ont emménagé dans la région au milieu du 20e siècle.

À l’époque, ces immigrants s’étaient déplacés en masse pour travailler dans les champs de tabac de cette région de l’Ontario, que l’on surnommait «la ceinture du tabac».

Pendant les mois d’été, ils récoltaient les feuilles de la tige et les transportaient vers les séchoirs. Les conditions étaient pénibles et la paie, risible.

Et plus de cent ans après l’établissement du premier champ de tabac à Norfolk, les conditions difficiles que subissent les travailleurs migrants posent toujours problème.

En juin 2020, quelques mois après le début de la pandémie de COVID-19, des conditions de travail «inhumaines» et «dangereuses» ont été dénoncées par un groupe qui représente les travailleurs migrants au Canada. 

La Migrant Workers Alliance for Change (MWAC) avait déploré que «quarante travailleurs étaient logés dans un seul dortoir avec une seule douche entre eux» dans les fermes Scotlynn, à Norfolk.

Par ailleurs, plusieurs historiens s’entendent pour dire que l’industrie du tabac a un lourd passé raciste.

Même si le développement de la culture de cette feuille repose largement sur le travail des Noirs réduits en esclavage et de leurs descendants, ceux-ci se sont longtemps vus refuser les emplois où ils seraient considérés comme des «experts» de la culture du tabac.

Norfolk compte désormais des milliers de travailleurs agricoles étrangers provenant du Mexique et des Caraïbes, mais ce sont les Européens qui demeurent le plus grand groupe issu de l’immigration dans le comté.

Dans la région, il y a par exemple sept fois plus de gens qui ont l’allemand comme langue maternelle que le français.

Les Québécois à Norfolk

Lorsqu’elle est arrivée à Norfolk il y a 22 ans, Amélie Chanda se souvient du sentiment de bonheur qu’elle a ressenti en observant le «petit vert» pousser sur les champs agricoles en plein mois d’avril, alors que les conifères d’Abitibi qu’elle venait de quitter étaient encore recouverts de neige. 

«Comme Québécoise, en arrivant à Norfolk, partout où j’allais, tous ceux que je croisais me racontaient l’histoire de l’été où ils avaient travaillé sur une ferme avec un Québécois», se souvient-elle.

Vers la fin des années 60, ce sont surtout des Québécois qui composaient la masse de travailleurs saisonniers à Norfolk.

Lorsque la saison des récoltes prenait fin, les camps qui logeaient les travailleurs fermaient leurs portes, et devenus chômeurs, les migrants étaient à la rue. 

Éventuellement, les conflits entre les producteurs de tabac et les migrants québécois se sont accrus, dans la foulée des politiques de bilinguisme du premier ministre Pierre Elliott Trudeau et de la montée du nationalisme québécois, notamment.

Certains parcs se transformaient en lieux de rassemblement pour les squatteurs québécois en attente d’offres d’emploi.

«C’est un peu comme un centre communautaire où l’on peut aller rencontrer d’autres Québécois... Il y a un sentiment de camaraderie», avait raconté une jeune femme montréalaise à un journal local en août 1965.

La députée provinciale de Haldimand-Norfolk, Bobbi Ann Brady, sympathise avec les résidents qui ne peuvent pas s’exprimer en anglais. «Non seulement parce que c’est anglo-dominant, mais aussi parce qu’il y a toute une variété de langues qui sont parlées ici. La région est très diversifiée.»

Quand tout repose sur une petit école

Peu de gens sont en mesure d’expliquer pourquoi le français n’a pas une plus grande place dans le comté de Norfolk malgré la forte présence de Québécois dans les années 1960-1970, mais tous savent qu’il existe bel et bien une institution qui travaille fort pour le garder en vie.

Il s’agit de l’école élémentaire catholique Sainte-Marie, à Simcoe.

Loin d’être prête pour la retraite, Claire Larose y enseigne depuis 32 ans.

Dans cette région où l’anglais domine, nombreux sont les parents, d’origine francophone mais dont l’usage de la langue a diminué, qui envoient leurs enfants à l’école française.

Claire Larose s’esclaffe en se souvenant de la fois où un petit de la maternelle avait vu clair dans son petit jeu. «Je suis bilingue, mais quand j’entends les élèves se parler en anglais, je leur dis que je ne les comprends pas. Une fois, l’un d’entre eux a regardé son petit ami, frustré, et lui a dit: ‘She understands. I hear her speak English to my mom!’ Je riais tellement que j’ai dû sortir de la classe.»

Cette Franco-Ontarienne de Sudbury tient mordicus à sa communauté.

Lorsque le conseil municipal de Sault-Sainte-Marie a voulu déclarer la ville «unilingue anglaise», il s’est aliéné une grande partie de sa population francophone. Mais il s’est aussi aliéné Claire Larose et ses amis.

«On était allés à Sault-Sainte-Marie et on faisait exprès de parler français!»

Le poids de la francophonie à Norfolk repose-t-il sur les épaules de cette petite école et de la passion de ses enseignants? 

«Oui», répond du tac au tac Amélie Chanda, qui a envoyé ses deux enfants à l’école Sainte-Marie.

«Si les générations futures n’ont pas la chance d’apprendre ici, elles n’apprendront pas. L’option francophone la plus proche, c’est à Hamilton, et je n’aurais pas envoyé mes enfants aussi loin pour apprendre en français», souligne la consultante en développement durable qui s’est longtemps engagée au sein de la communauté scolaire du comté.

Du tabac au ginseng

Le tabac a perdu de son attrait à Norfolk au cours des dernières décennies.

Même si l’industrie s’est ardemment opposée aux mesures anti-tabac des différents gouvernements pendant le début des années 2000, elle a fini par plier. 

Certains producteurs sont passés à l’élevage de bétail, par exemple, et d’autres se sont mis à la culture du ginseng, des asperges et du soya.

À lui seul, le comté de Norfolk est désormais le plus grand producteur de ginseng nord-américain au monde, dont plus de deux millions de kilogrammes sont expédiés en Chine, à Taïwan et à Singapour.

Aujourd’hui, on surnomme le comté de Norfolk le jardin de l’Ontario.

Ainsi, un peu comme les fermiers ont pu survivre en passant du tabac au ginseng, la communauté francophone a les racines suffisamment profondes pour survivre, elle aussi, croit la fleuriste originaire de Norfolk, Linda Simard. 

«La communauté francophone de Norfolk est bel et bien en vie, se réjouit-elle, et grâce à la petite école élémentaire de Simcoe, elle fleurit.»

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  • Date de création 7 mars, 2023
  • Dernière mise à jour 7 mars, 2023
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